CONCERT : MAGMA | |
Artiste : Magma Lieu : Les Lilas, Le Triton Date : Du 10 mai au 4 juin 2005 Photos : F.J. | Magma semble avoir pris ses quartiers au Triton. Depuis 2002, la mécanique implacable de la zeuhl revient, chaque printemps, arpenter la scène lilasienne. Elle traîne dans son sillage un peuple bigarré de fidèles et d’acharnés. Après quelques dates en 2002, une magnifique recréation d’Offering en 2003 et sept déflagrations lors des Tritonales de 2004, la question du « toujours plus vite, toujours plus haut » se posait. Comment aller plus loin ? L’idée fut d’abord lancée comme une boutade, puis comme un défi, finalement relevé : « alors, l’an prochain, on fait un mois ? ». Restait à structurer l’ensemble en un projet cohérent et attractif : passer en revue l’ensemble de l’histoire du groupe en une immense rétrospective couvrant, sur trois semaines, la décennie 1970-1981, avant de clore par l’évocation de la période actuelle. Réactualisation et redécouverte d’un répertoire vieux de trente ans, présence de « grands anciens » ayant marqué profondément l’histoire du groupe et occasion pour les plus jeunes, de plus en plus nombreux ces dernières années, de découvrir enfin des morceaux qui n’avaient parfois plus été joués sur scène depuis leur sortie discographique… tout concourrait à faire de ce « mois Magma » un événement proprement historique. Ainsi, du 10 mai au 4 juin, Magma a pris ses quartiers au Triton, transformant pour un mois l’antre du batracien en temple de la zeuhl.
ACTE I : mise en place des personnages.
La première semaine passait en revue les deux premiers albums de la tribu, qu’à l’exception de l’hymne « Kobaïa », plus personne n’espérait jamais entendre encore sur scène. Lorsqu’ « Auraë » ou « Malaria » retentissent pour la première fois, en ce fébrile mardi soir, un étrange frisson parcourt la colonne vertébrale, entre bonheur et effroi. Les racines du grand Magma du milieu des années soixante-dix sont déjà là, toutes les fondations sont ancrées : rythmiques obsédantes, progressions d’accords parallèles à l’effet hypnotique, lignes mélodiques distordues et enivrantes à la fois, une musique faite de strates qui se superposent et s’entremêlent à n’en plus finir. Les arrangements ont été extrêmement travaillés, et la présence de trois jeunes musiciens (saxophones divers, clarinette et flûte) donne à l’ensemble des couleurs parfois étrangement proches d’un Messiaen ou d’un Varèse ! « Stoah », exhumée des limbes, est d’une violence extrême, qui ne cessera de se renforcer au cours de la semaine. La guitare hurle et se déchire, toute en distorsion paroxystique et la basse gronde, menaçante, tandis que Klaus Blasquiz, chanteur « historique » du groupe et invité de cette première semaine, oscille entre borborygmes infernaux et chant lumineux, toujours en pleine puissance.
Replacé dans le contexte musical des toutes premières années 70, ce répertoire prend une dimension supplémentaire. Rendues à la vie sur scène en ce début de siècle, cette folie et cette violence musicales qui, aujourd’hui encore sont actuelles, ne peuvent que rappeler combien Magma émergeant en plein flower-power a pu retourner les esprits et les âmes, saccageant sauvagement le « bon goût » du gotha musical du moment, piétinant sans le moindre ménagement les conventions musicales, choquant allègrement tout à la fois l’esthétique clinquante de la variété dominante et la déjante fleurie peace-and-love.
La seconde partie du concert reprend « Theusz Hamtaak », dans une version plus sombre et puissante que celle présente sur l’enregistrement du Trianon (2000). Christian Vander joue comme un damné, les yeux révulsés, et propulse l’ensemble des musiciens avec une énergie farouche, lorsqu’il ne s’empare pas du micro pour un noir et sépulcral duo avec Klaus Blasquiz. Le dernier soir, la violence de l’interprétation est intense, Magma déploie une puissance imparable, le public du Triton est électrisé et finit littéralement assommé par un « Soï-Soï/KMX » incandescent en rappel… qui ne l’empêche pas de réclamer, avec les forces qui lui restent, un ultime retour des musiciens, hurlant et tempêtant pendant plusieurs dizaines de minutes.
ACTE II : intrigue et premiers règlements de comptes
La seconde semaine soulevait sans doute le plus d’attentes, à la fois en raison du répertoire – celui de la période communément considérée comme « mythique » allant de 1973 à 1976, reprenant deux des trois mouvements de la trilogie Theusz Hamtaahk – et de la présence à la fois attendue, critiquée d’avance et largement controversée de Jannick Top. En guise d’entrée en matière, les quarante-cinq minutes de « Wurdah Itah » font leur grand retour au Triton et ramènent le public un an en arrière. Stella Vander, Himiko Paganotti, Isabelle Feuillebois et Antoine Paganotti sont encore plus investis, et le duo de la fratrie Paganotti sur « Blüm Tendiwa » est chaque soir un peu plus développé, et poussé un pas plus loin. Philippe Bussonnet joue comme si sa vie en dépendait, plus puissant et incisif, comme s’il fallait qu’il donne, en un seul morceau, autant d’énergie et d’intensité qu’il n’en déploie d’ordinaire en un concert entier. Et pour cause… il a sur les épaules le poids d’une saga entière, celle de Jannick Top : un nom, un passé, une réputation, un « son Magma » reconnaissable entre mille, des débats sulfureux, des retours maintes fois annoncés et avortés au sein du groupe… et accessoirement, un immense bassiste, tout simplement.
Au cours des semaines précédentes, les discussions étaient allées bon train. Viendra, viendra pas ? Les paris fusaient, tout comme les critiques, remarques sceptiques ou manifestations d’enthousiasme. Souvent annoncé, jamais revenu, le petit bassiste à lunettes était attendu au tournant, et ce d’autant plus nettement qu’outre sa réputation de savonnette mouillée dès qu’il s’agissait de rejouer avec Magma, une partie du public kobaïen ne lui a jamais pardonné sa carrière de variétés. Condamné d’avance par certains, Jannick Top n’avait pourtant rien à prouver à personne et a démontré dès les premières minutes de « Mekanik Destrüktiw Kommandöh » que même en jouant derrière Johnny Hallyday ou en participant à toutes les grandes comédies musicales des vingt-cinq dernières années, il n’avait pas totalement déserté les rivages de la zeuhl.
Son jeu a gagné en sobriété et en impact : sans doute moins de notes qu’auparavant, moins d’effets sonores et moins de démonstration technique, mais une puissance et une intensité nouvelles. Localisé au plus bas des fréquences, le son de son instrument passe en grande partie dans les infra-basses, propulsant la rythmique de Christian Vander avec une acuité douloureuse et faisant entrer l’ensemble de la salle en vibration. Si le solo qu’il propose n’est pas des plus intéressants, il a au moins le mérite de l’originalité : Top ne cherche pas à renvoyer à sa stature mythique de la période 1973-1975 et vise là où personne ne l’attendait, en décalage complet avec les canons de la zeuhl. Il s’en éloigne même tant qu’il propose le dernier soir, avant le rappel… une interprétation d’un extrait d’une suite de Bach pour violoncelle. Quoi qu’il en soit, ce maître de la basse accorde son monde par son jeu implacable de précision rythmique et de puissance sur « MDK » et, comme si cela n’avait pas suffit, Magma se lance en rappel dans un « De Futura » d’anthologie, qui réunit sur scène les deux bassistes de la soirée (Philippe Bussonnet à la basse piccolo). Lent, lourd et magistral de maîtrise, fulgurant dans ses accélérations et apocalyptique lors de son final, « De Futura » n’a sans doute jamais été aussi tellurique. Il faudra pourtant récupérer un minimum avant la semaine suivante. ACTE III : démonstration de puissance
En troisième semaine, Magma abordait sa « période égyptienne », avec deux des trois mouvements de la « seconde trilogie », Emehnteht-Rê. L’entrée en scène est silencieuse et solennelle, les trois chanteuses arborent sur leurs tenues noires une série de hiéroglyphes et se tiennent, hiératiques, derrière leur micro. Le silence se fait, le public est en haleine, entièrement tendu dans son attente du cri ouvrant « Kohntarkösz ». Le fameux « Hamataï » retentit, suivi de quelques secondes d’un silence pesant, qui précède l’apocalypse. Les premiers accords de cette pierre angulaire du répertoire magmaïen sont d’une intensité proprement incroyable. Les escarbilles volent des baguettes de Christian Vander qui massacre ses cymbales avec un sourire féroce et jouissif. L’ensemble est de plus en plus violent au cours de la semaine, et on en aurait presque fini par crier grâce, dès les premières minutes, tant au bout d’un moment, ni l’esprit ni le corps ne sont plus capables d’encaisser pareille puissance.
« Kohntarkösz » est, dans l’écriture, plus lourd, plus hermétique et moins rythmique que le répertoire de la semaine précédente, l’écriture s’y fait plus monolithique encore, et les quelques vingt-cinq minutes du morceau passent promptement. Le public subjugué voyage, absent de lui-même et ayant quitté toute référence rationnelle au monde. Magma – ou Hermès ? – transporte, sur les traces de Kohntarkösz, dans la pyramide – à moins que l’on ne voyage en fait au cœur du mastaba. Frédéric d’Oelsnitz, le second clavier du groupe, a laissé pour cette semaine place à Benoit Widemann, complice de Christian Vander à partir de 1975 et grand maître du mini-moog. Son implication est totale, ses interventions sont souvent lumineuses et fusent à grande vitesse, s’entremêlant dans des dialogues échevelés avec Emmanuel Borghi (claviers) ou James MacGaw (guitare). On a ainsi parfois l’impression qu’il n’a jamais quitté le groupe ou presque tant la complicité semble présente, comme si l’expérience du Alien Quintett (qui réunit Christian Vander, Philippe Bussonnet, Emmanuel Borghi, James MacGaw et Benoît Widemann, pour un répertoire très jazz-rock) se trouvait ici prolongée et approfondie.
Après s’être dissout dans le creuset de « Kohntarkösz », le public est lentement ramené vers la lumière par un «Lihns» qui voit Christian Vander prendre le chant, pour un moment de douceur, d’apaisement, presque de tendresse. Les lueurs dans les yeux des spectateurs lors de la pause qui suit ne trompent pas : le voyage égyptien est long, intense et ne laisse pas indemne, mais met du baume à l’âme.
En seconde partie, Magma s’attaque – enfin – à « Emehteht-Rê », pièce maîtresse de la trilogie et sa nouvelle œuvre à venir. L’histoire de ce morceau est similaire à celle de « K.A. », qui a fait l’objet du dernier album du groupe : on ne connaissait jusqu’à présent que quelques extraits de cette longue oeuvre, disséminés sur différents disques et enregistrements pirates, éparpillés aux quatre coins d’une discographie foisonnante et désordonnée (« Hhai » figurait sur le Live de 1975, « Zombies » sur l’album Üdü Wüdü etc.). Aujourd’hui, Magma s’attache à donner enfin vie à l’ensemble de l’œuvre et, comme à son habitude, rode et laisse mûrir le répertoire sur scène avant de le graver. Ce «nouveau» titre est plus cohérent et plus travaillé dans ses arrangements que la version donnée à l’Olympia en janvier dernier, « Hhaï » explose de lumière avant que « Zombies » ne replonge sans ménagement dans les ténèbres les plus épaisses. Le dernier soir, « Emehnteht-Rê » est poussé au-delà des limites du supportable, des gens seront retrouvés physiquement prostrés, un homme tombe, une sensation générale d’épuisement, une étrange impression d’infini vertige, lorsque les applaudissements retentissent après un long voyage. Là encore, le spectacle s’achève sur un morceaux moins émotionnellement violent, « Nono », comme pour soigner et ramener lentement vers le réel, et « The Last Seven Minutes » en rappel électrise à nouveau la salle, avec son riff à deux basses épileptique.
Dernier acte : dénouement
La quatrième et – déjà – dernière semaine est plus éclectique, et reprend en première partie ce qui constitue sans doute son répertoire le plus controversé : « Zëss », sa mythologie du Kreuhn Kohrman et ses cérémonies dans un grand stade antique, et « Otis », à la rythmique très linéaire et totalement atypique pour Magma, aux arrangements de cuivres moins travaillés, plus directs, en doublure et ne reposant que sur l’énergie. Ce répertoire était redouté par une partie du public, après la puissance indéfectible des deux semaines précédentes qui rassemblaient les plus grandes œuvres de Magma. Toutefois, transcendées par un Christian Vander sans cesse au bord de la rupture, s’arrachant sans le moindre remord les cordes vocales en duel avec la guitare sur « Zëss » ou à la recherche du « cri » ultime sur « Otis », ces deux pièces n’apparaissent pas si décalées et retrouvent même une certaine cohérence par rapport au reste de l’œuvre. Enfin, pour clore ce « mois Magma », en seconde partie, le groupe ferme la boucle avec « K.A. », qui fait l’objet d’un récent album, brisant un silence discographique de plus de vingt ans. Si ce titre a déjà maintes fois fait la preuve qu’il fonctionnait au mieux sur scène, une question se posait tout de même dans ce contexte : allait-il tenir la distance face au répertoire des semaines précédentes ? Que donnerait la comparaison, dans l’énergie du concert ? La soirée du mardi laissait concevoir des inquiétudes : peu cohérent, largement déséquilibré à plusieurs reprises, sans réelle énergie commune et tout en tension, « K.A. » faisait bien piètre figure. La suite de la semaine permettra à Magma de montrer que ce titre fonctionne en fait très bien. Plus aéré que les autres «grandes pièces» du groupe, il est sans doute aussi plus construit et plus maîtrisé dans l’écriture.
Les deux nouveaux morceaux annoncés ne seront finalement pas joués : le dernier soir, le groupe offre à un public fidèle et épuisé un troisième set d’anthologie, rétrospective de la rétrospective, venant couronner dans un esprit joyeux un mois de joie et de complicité (les plaisanteries et les sourires auront été légion sur scène tout au long de ces quatre semaines). « Iss Lansei Doïa » avec les trois saxophonistes de la première semaine et Klaus Blasquiz, la fin de « MDK » avec Jannick Top… et toujours Klaus Blasquiz, ce qui nous vaut la réunion sur scène d’une bonne partie du Magma de la mythique période « Vandertop », puis « De Futura » à nouveau, toujours à deux basses, plus lent encore qu’en deuxième semaine. Les regards sur scène ne trompent pas, ce soir est vraiment une grande fête. Le public est depuis longtemps au-delà du délire, danse, saute, trépigne, chante, et confine à l’hystérie collective sur « Kobaïa », qui met le Triton en ébullition en rassemblant les seize musiciens du mois sur scène – seul manque à l’appel Benoît Widemann, alors aux Etats-Unis – sur le seul véritable refrain de la discographie de Magma, repris en cœur par quelques cent-quatre-vingt gosiers qui se dépouillent des derniers lambeaux de cordes vocales qui leur restent. On voit même quelques larmes embuer certains yeux dans ce moment historique de la zeuhl.
Puis, tout à coup, le silence, et la lumière se rallume une dernière fois. Les yeux hagards, le sourire béat, une partie du public quitte la salle, l’air vaguement niais ou enfantin, c’est selon. Tout le monde est sous le choc, atterré que « cela » soit déjà fini… et profondément heureux d’y avoir participé. Une frange d’irréductibles cherche à éterniser la soirée au maximum. Ne pas partir, ne pas se quitter, tout faire pour que ce moment ne soit pas terminé, que demain n’arrive pas encore. Alors, d’un même mouvement, tous se mettent à participer au démontage et au rangement de la salle, comme pour mettre de soi-même dans ce point final qu’il faudra donner à cette aventure exceptionnelle, humaine autant que musicale, entre les «habitués» du public (nombreux sont ceux qui ont assisté à deux ou trois soirs par semaine) et le groupe, mais aussi avec l’équipe du Triton, plus que jamais ouverte, accueillante, souriante et efficace. Au cours de la nuit, les conversations vont bon train. Toujours sourire aux lèvres et les yeux pleins d’étoiles, le public se sent au Triton comme «à la maison», et c’est, là aussi, une profonde réussite. Fanny Layani Photos : F.J. retour au sommaire |