Robert Wyatt - Rock Bottom

Sorti le: 01/10/2002

Par Pierre Graffin

Label: Rykodisc

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Né à Bristol, en Angleterre, Robert Wyatt est l’un des fondateurs de Soft Machine, avec Kevin Ayers, en plein cœur de la vague psychédélique aussi propices à Gong ou Pink Floyd. Soft Machine pratiquait une musique énigmatique, peut être encore plus exigeante que celle de ses pairs, très empreinte de jazz et d’expérimentations sonores pointues. Mais des dissensions au sein du groupe provoquèrent le départ de Wyatt, qui quitta la « machine » en marche pour se consacrer à son nouveau groupe, Matching Mole (« machine molle » par opposition à Soft Machine), puis à sa carrière solo en gestation, fort de ses incontestables talents de percussionniste/batteur et pourvu d’une voix de ténor incomparable, à la fois frêle et touchante.

Rock Bottom est son deuxième album solo, faisant suite à The End Of An Ear, sorti trois ans auparavant et qui préfigurait certaines compositions « free jazz » minimalistes de Matching Mole. Véritable OVNI, cette œuvre connut, à la différence de beaucoup de ses contemporaines, une reconnaissance quasi unanime qui en fait, aujourd’hui encore, une des pierres angulaires de la musique moderne. Malgré la signification de son titre, (littéralement « toucher le fond »), Rock Bottom ne fut pas composé à la suite du terrible accident qui, l’année d’avant, cloua son créateur sur un fauteuil roulant, mais plusieurs mois auparavant, sur un petit orgue offert par sa future épouse, Alfreda Benge, l’illustratrice des pochettes de ses disques. Ces compositions étaient prévues à l’origine pour un nouvel album de Matching Mole, mais elles devinrent celles de Wyatt en solo. Son handicap l’obligea à se consacrer uniquement au chant et à affiner ses compositions, entouré d’une pléiade de musiciens prestigieux comme Mike Oldfield, et de la fine fleur de l’école de Canterbury, Richard Sinclair de Caravan en tête. La production sera, elle, confiée à Nick Mason, de Pink Floyd.

Rock Bottom est un disque introspectif, riche de compositions d’une rare intensité et survolé de bout en bout par des interventions instrumentales de très grande classe. Tour à tour émouvant (« Sea Song »), inquiétant (« Alifib ») ou faussement ingénu (« Little Red Robin Hood Hit The Road »), ce disque est un concentré de génie. On reste confondu devant une œuvre d’une telle portée, naviguant sans cesse entre des ambiances d’une noirceur implacable et presque morbides ou baignées d’une lumière extatique quasi-céleste. Même si l’ensemble était déjà composé avant les huit mois d’hôpital qui suivirent l’accident, force est de constater que ce disque transpire la souffrance, malgré l’évocation des vacances paisibles en Italie l’année d’avant. Ce sentiment, omniprésent jusque dans les fréquents passages aériens, est littéralement personnifié par la voix unique et plaintive de Wyatt qui hante le disque. Cette douleur, lancinante et fiévreuse, n’est cependant jamais ostensible mais plutôt suggérée. Elle ne fait à aucun moment basculer l’œuvre dans une quelconque complainte mièvre et larmoyante mais la transporte au contraire dans une autre dimension où elle semble flotter avec une douce indolence.

À la fois hypnotique et envoûtant, Rock Bottom obtiendra le Grand Prix de l’académie Charles Cros en 1974 et sera source d’inspiration pour bon nombre d’artistes (on pense beaucoup à Spirit Of Eden de Talk Talk…). C’est, aujourd’hui encore, une œuvre magistrale, somptueuse et hors du temps, bouleversante et complètement incontournable.