Healing Force - The Songs of Albert Ayler

Sorti le: 17/01/2008

Par Jérémy Bernadou

Label: Cuneiform Records / Orkhestra

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S’attaquer à cette icône du free jazz des années soixante… le challenge est de taille. Quand en plus ce sont des musiciens au talent qui n’est plus à démontrer qui s’attaquent à ce monument, on ne peut qu’avoir l’eau à la bouche. C’est le guitariste Henry Kaiser, un habitué des collaborations dans le domaine des musiques expérimentales, qui a eu l’idée de cet hommage au saxophoniste Albert Ayler, intitulé Healing Force d’après le dernier album du musicien, mort à seulement trente-quatre ans. Ce dernier a toujours été un fabuleux défricheur, le type même d’individu qui influence, créant un vocabulaire fascinant les plus grands (John Coltrane en tête), mais luttant aussi contre un destin difficile et un public peu compréhensif. Il était donc primordial de continuer à jouer son œuvre, pour lui donner le succès qu’elle a toujours mérité, mais aussi pour persévérer dans sa recherche de nouvelles esthétiques et de nouvelles sensations. Par le biais de l’improvisation et de constructions possédées par une brio impalpable, Albert Ayler a été au-delà de l’esthétique du free jazz tout en restant l’un des pionniers du style. Son langage s’est naturellement imposé chez ses héritiers d’un genre nouveau, et sa musique reste toujours ancrée dans le vocabulaire des jazzmen actuels.

Bien que de nombreux artistes aient déjà repris certains de ses titres (dont Marc Ribot sur Spiritual Unity), Henry Kaiser a préféré mettre en lumière les derniers albums de Albert Ayler, une période souvent oubliée car jugée trop différente de ses autres disques. Très éloignés des canons du free jazz, qui commençait déjà à atteindre ses limites en terme d’expérimentation parfois absconse et anti-artistique, ses derniers albums furent mal compris par ses contemporains. Autre particularité de ses derniers travaux : la présence de Mary Parks au chant, à la fois naïve et hallucinée, qui complétait le discours toujours pertinent d’Albert Ayler au saxophone.

Pour mener à bien cet hommage, Henry Kaiser s’est entouré de valeurs sûres non seulement issues du jazz mais aussi du rock, du punk, de la musique contemporaine ou de l’improvisation. L’auditeur se retrouve donc face à des musiciens ayant en commun une musicalité développée et un profond respect pour Albert Ayler. Ceux-ci s’approprient le répertoire en question de façon très naturelle, et vont bien plus loin que les compositions originales en les mettant à nu, modifiant les arrangements, allongeant certaines sections. La démarche artistique est donc bien présente, sans trahir l’esprit de la musique originale.

L’incantation sur un fond musical atonal qui ouvre le disque prépare l’auditeur à l’expérience à laquelle il va se frotter. Un « Music is the Healing Force of the Universe » allongé à l’extrême s’enfonce dans des profondeurs insondables, ponctuellement bercé par les interventions d’Aurora Josephson, à la voix d’une pureté incroyable. Les titres sans percussions sont parmi les plus sombres et introspectifs, comme le bijou « A Man is Like A Tree », qui se rapproche du lyrisme dérangé de Art Bears, à travers la voix et les atmosphères inquiétantes qu’il dégage. C’est une musique libre et extrême dans les émotions suggérées, toujours prête à surprendre l’auditeur. La prestation de Mike Keneally (ex-Frank Zappa) à la guitare continue dans cette logique, avec des passages déstructurés toujours empreints d’une grande sensibilité. « New Generation », doté d’une introduction à la complexité remarquable, et « Thank God for Women » font cohabiter des passages clairement pop rock avec d’autres expérimentations, mais se regroupant pourtant au travers d’une inventivité permanente.

Grâce à sa mise en son sans faille, cet hommage représente une formidable entrée à l’univers d’Albert Ayler, car le résultat peut paraître moins difficile d’accès que l’original pour les oreilles non-averties. « Japan / Universal Indians » et son introduction minimaliste aux allures de comptine onirique, progressivement mise à mal par un saxophone déchiré, résume l’essence même d’Albert Ayler et de sa musique. L’atmosphère profondément humaine qui s’en détache, passant de l’introspection à la folie créative, est déstabilisante mais pourtant incroyablement attachante.
« Music is not about notes, it’s about feelings », disait-il…