JPL – L’âge de raison ?
Le CV de JPL, alias Jean-Pierre Louveton, est assez impressionnant et s’étend sur vingt ans : une pléthore d’albums avec Nemo, depuis Les nouveaux mondes en 2002 jusqu‘à Coma en 2015, autant d’albums en solo, et encore deux autres avec Wolfspring. Avec la sortie du troisième et dernier volet de son impressionnante trilogie Sapiens, un petit bilan s’impose donc avec l’un des artistes majeurs du prog francophone.
Chromatique : Pour commencer, revenons un peu en arrière. En 2015, Nemo se mettait « en pause ». La pause en question commence à être longue, même si d’ex-Nemo contribuent régulièrement à tes albums solo. Quelle a été la raison de cette mise en sommeil ? Y a-t-il un espoir que le groupe se remette à sortir des albums sous son nom ?
Jean-Pierre Louveton : Les raisons de cette mise en pause sont claires et simples : il ne nous était plus possible de continuer en tant que groupe, à cause de l’éloignement géographique plutôt extrême qui est survenu en 2014 d’une part, et l’épuisement de quinze années non-stop où nous avons répété hebdomadairement pour composer nos neuf albums et fait des dizaines de concerts à des centaines de kilomètres de chez nous. Nous aurions pu continuer à distance, comme le font maintenant beaucoup de groupes, mais cela aurait été très différent, car notre son et notre identité venaient de ces heures passées ensemble à composer. La fatigue, la baisse de motivation et les aléas de la vie ont fait que nous avons préféré mettre la machine en pause.
Il reste toujours un espoir de revoir le groupe composer ensemble, tant que nous sommes vivants et en bonne santé, mais personne ne peut vraiment dire à quel moment cela arrivera, si cela arrive. En tout cas cette année nous allons fêter dignement les vingt ans de notre premier album !
Je suppose que, comme de nombreux artistes évoluant dans une niche, tu as un « vrai métier » (avec tous les guillemets de rigueur) ?
Oui, j’ai une activité qui me permet de me nourrir et de me loger, moi et ma famille. Cela reste dans la musique, car je suis prof de guitare dans un conservatoire. En aucun cas je ne pourrais envisager ne serait-ce que survivre avec ma musique, en tous cas dans les conditions actuelles. Il me faudrait vraiment toucher beaucoup plus de monde et arriver à faire des concerts plus régulièrement !
Qu’est-ce qui t’a conduit à vouloir composer un triple album conceptuel ? C’était plutôt risqué, ce genre de projet peut vite aboutir à quelque chose de totalement boursouflé !
Entre 2017 et 2019 j’ai eu une période difficile où je n’ai pas composé une minute de musique, ce qui ne me ressemble pas trop. Quand je m’y suis remis, début 2019, la musique est sortie toute seule par flots ininterrompus, et j’ai très vite su que j’aurais assez de matière pour créer une œuvre ambitieuse. Ce n’est donc pas parti d’une volonté de faire grand, mais de la quantité de musique écrite !
Avec trois parties plutôt bien équilibrées et sans longueurs, tu as réussi à éviter les principaux écueils et à donner une personnalité propre à chacune des trois parties de Sapiens. Est-ce parce que tu as eu le temps et le recul nécessaires pour composer entre chaque partie, notamment avec les précommandes ? Ou as-tu simplement de l’inspiration à revendre ?
Je suis heureux de la description que tu en fais ! J’avais la trame des trois chapitres dès le départ, ce qui m’a permis d’avoir une vision d’ensemble pour structurer au mieux cette trilogie. Certes quelques titres ont été composés entre chaque sortie, mais environ les deux tiers de la musique étaient écrits dès 2020. Le temps entre chaque chapitre a été consacré à écrire les textes, enregistrer les versions finales, écrire les arrangements, mixer, masteriser…
L’inspiration, ça va et ça vient, mais je n’ai jamais eu à me forcer pour écrire de la musique. Si un jour cela devient le cas, ce sera beaucoup moins amusant pour moi.
On cite souvent Dream Theater au nombre des influences qu’on peut entendre dans ta musique ; j’y entends aussi, à tort ou à raison, Uriah Heep, Deep Purple et Ange. En tant que guitariste, quels sont tes artistes de référence, ceux qui ont influencé ton jeu ? Qu’est-ce que tu écoutes en ce moment ?
J’écoute et ai écouté les artistes que tu cites, mis à part Ange. C’est amusant car depuis vingt ans j’entends et lis que ma musique en serait grandement inspirée. C’est fortuit, car je n’ai découvert ce groupe que lorsqu’on a commencé à m’en parler dès la sortie du premier album de Nemo. J’ai, depuis, comblé cette lacune et j’avoue aimer ce qu’ils ont fait dans les années 70.
Concernant mes références, elles sont dans ce que j’écoutais en tant qu’ado et jeune adulte. Des groupes comme Black Sabbath, Iron Maiden, Led Zeppelin, et plus tard Yes ou Genesis ont sans doute eu un gros impact sur ma musique car je les ai tant écoutés qu’ils font partie de moi maintenant ! Mais je ne cherche pas consciemment à me rapprocher musicalement de l’un ou l’autre, ou alors dans la démarche musicale uniquement. Les trois volets de Sapiens ont été écrits dans l’esprit Yes et Genesis par exemple, c’est à dire liberté absolue dans les styles abordés et les structures !
Quant à ce que j’écoute en ce moment, cela oscille comme d’habitude entre les disques que je connais depuis toujours et les nouveautés que j’achète, mon dernier coup de cœur étant Leprous qui m’avait laissé de marbre avec ses premiers albums et que je trouve extrêmement bon dans ses dernières productions.
Wolfspring était (est ?) un projet plus orienté « hard prog à l’ancienne ». Est-ce que tu comptes le réactiver ?
Non. C’était un projet né des conseils que l’on me donnait à l’époque, à savoir que je devais proposer une musique plus influencée par le metal et chantée en anglais pour avoir plus de succès. J’ai beaucoup aimé faire ces albums et je les trouve encore très intéressants, mais je n’ai plus besoin de m’exprimer dans un projet parallèle comme celui-ci à présent. JPL, qui au départ était le réceptacle du surplus musical de Nemo, suffit maintenant à contenir tout ce que j’écris, que ce soit metal ou autre. L’autre raison est que le batteur du groupe, mon ami Ludo, est décédé en 2017. C’était son projet aussi.
L’atmosphère générale est assez sombre sur Sapiens, ce qui est compréhensible étant donné le sujet traité. Faut-il en conclure que tu es quelqu’un de pessimiste quant à l’avenir de l’humanité ?
Ce qui est étrange c’est que je ne suis pas d’un naturel pessimiste. Par contre je pense être quelqu’un de réfléchi et pragmatique, et ce que j’observe de l’humanité me fait penser que l’on ne va pas pouvoir s’en sortir comme ça. C’est comme si la moitié des hommes luttaient contre l’autre moitié : ceux qui veulent changer et ceux qui ne le veulent, ou ne le peuvent pas. Je ne sais pas qui va gagner, c’est sans doute quand il n’y aura plus aucun autre choix que nous changerons. Il sera alors trop tard. En attendant, mon seul souhait est de me tromper…
Sur Actum, tu utilises pas mal l’orchestre virtuel, qu’on entend déjà sur Exordium. Là aussi, ça peut rapidement tourner à la caricature, mais l’utilisation que tu en fais ne tombe heureusement pas dans le pompier. Qu’est-ce qui a guidé ce choix ?
Merci ! Cela fait très longtemps que j’utilise ces instruments d’orchestre, mais jamais je ne l’avais fait de façon aussi poussée. Cela vient du fait que j’ai appris à mieux m’en servir au fil du temps, et que cette fois-ci le thème abordé m’a poussé à écrire de façon plus symphonique. L’orchestration rock n’aurait sans doute pas suffi à la mise en musique de ce concept.
Tu invites aussi différents musiciens sur ce troisième volet, un peu comme tu le faisais sur Le livre blanc. Les colorations jazz-rock ou celtique de certains titres d’Actum sont-elles apparues avec ces musiciens, ou au contraire les as-tu invités pour que les titres sonnent ainsi ?
Les invités ont apporté leur talent, leur sensibilité personnelle et leur toucher propre à une musique déjà écrite. Mis à part le solo de saxophone soprano de Sylvain, qui est une improvisation, tout était maquetté avant. C’est ainsi que je fonctionne, mais je suis ouvert aussi à des participations plus actives, c’est d’ailleurs le cas avec le titre « Alias » qui est une co-composition avec Guillaume Fontaine et Florent Ville. Il ont donc sur ce titre créé leurs propres parties.
Les paroles ont une grande importance dans ton œuvre. Dans le prog on trouve souvent des textes ésotériques, ou caricaturaux, naïfs, ou encore orientés vers le fantastique, la science-fiction, un peu déconnectés de la réalité. Au contraire, il y a une dimension politique assez nette dans les tiens. Je ne vais pas te demander pour qui tu votes, mais il est clair que la destruction de l’environnement, le pouvoir de l’argent, l’individualisme, le complexe de supériorité et l’absence de morale de l’homme sont des thèmes qui te sont chers. Te considères-tu comme un artiste engagé, dans le sens positif du terme ?
Je ne me considère pas comme un auteur, plutôt comme un compositeur qui aime la musique chantée. A vrai dire je me passerais bien d’avoir à écrire des textes, car quand vient ce moment il est toujours très dur pour moi de m’y mettre. C’est parfois une vraie douleur, car contrairement à la musique rien ne vient tout seul et je suis obligé de me mettre dans une situation de solitude et de concentration extrême que je n’apprécie pas forcément. Ceci étant dit, je ne conçois pas de faire des albums exclusivement instrumentaux, c’est donc un mal nécessaire pour moi. Alors autant dire que quand je m’y mets ce n’est pas pour parler de la pluie et du beau temps, de dragons ou de je ne sais quels autres thèmes légers. J’en profite donc pour dire ce que j’ai sur le cœur, notamment au niveau écologique ou politique. Il m’arrive aussi parfois d’écrire sur des sujets plus personnels comme cela a été le cas dans l’album Le livre blanc.
On peut dire que je suis « engagé » peut-être, bien que je ne sache pas trop ce que ça veut dire. J’engage mes propres convictions au service de ma musique, voilà ce que je fais. Après, j’accorde le droit à chacun de ne pas adhérer et de ne pas acheter mes albums !
L’industrie de la musique est plus que jamais placée sous le signe de l’exploitation des artistes, avec des plate-formes comme Spotify qui rémunèrent très peu, ou des maisons de disques qui ont senti une aubaine avec le retour du vinyle et pratiquent des prix indécents. Quelle est ton opinion sur ce business ? Comment vois-tu son évolution ?
Si l’industrie de la musique a permis à certains artistes de devenir très riches par le passé, c’est moins le cas à présent. Les miettes qui restent, maintenant que les ventes ont été divisées par je ne sais combien, les professionnels se les gardent. Nous sommes de plus en train de subir la plus grande spoliation de l’histoire des compositeurs on dirait : les sites de musique en ligne se sont accaparés la quasi totalité des catalogues sans vraiment rémunérer ceux qui les ont créés.
Je n’ai jamais fait partie de ce monde-là, mais même si je le voulais ce serait impossible à présent. Tout ce qu’il nous reste à faire, nous musiciens indépendants, est de nous débrouiller seuls avec les outils qu’internet met à notre disposition. C’est déjà mieux que rien, ne nous plaignons pas, mais ça a ses limites : cela fait vingt ans que je suis dans le réseau du rock progressif et j’arrive à peine à maintenir un petit cercle d’amateurs de ma musique…
Aujourd’hui tu distribues ta musique via Quadrifonic, mais avec Nemo ou en solo, as-tu démarché des labels ? Qu’est-ce qui a été à l’origine de la création de Quadrifonic ? Dans le contexte actuel, cette structure est-elle viable et remplit-elle ses objectifs ?
J’ai déjà travaillé avec des labels : ProgRock Records pour le premier album de WolfSpring et Progressive Promotion Records pour un album de Nemo. Cela m’a conforté dans l’idée que c’est un modèle dépassé. Comme je l’ai dit, si l’on partage les miettes qui restent il n’y a vraiment plus rien pour personne. Certains s’en sortent en multipliant les projets, et aussi parce qu’ils ont beaucoup plus de public que moi, mais la plupart des groupes qui sont sur un label ne le sont pas pour gagner leur vie.
Quadrifonic est une association à but non lucratif, c’est à dire que tout l’argent qui rentre est réinvesti. C’est comme ça que j’arrive à financer mes albums, et crois-moi ce n’est déjà pas si mal si l’on compare avec d’autres artistes. Grâce aux préventes et à la générosité des gens qui me suivent, j’arrive à chaque fois à lancer de nouveaux projets, même si c’est de plus en plus dur car tout devient de plus en plus cher !
Des artistes comme Lazuli ou Franck Carducci s’exportent plutôt mieux à l’étranger qu’en France, et y font des tournées. Qu’en est-il pour JPL ? Qui achète ta musique ?
Honnêtement, je ne sais pas comment font Lazuli et Franck Carducci. Nous en avons parlé ensemble une fois ou l’autre, et il s’avère qu’ils n’ont rien fait de plus que moi pour tourner à l’étranger. A la différence de JPL, leur musique est d’abord faite pour le live et c’est sans doute ce qui fait la différence. Ils ont une image travaillée et des shows très visuels, chose que je n’ai jamais pris le temps de travailler vraiment, même du temps de Nemo.
Démarcher les concerts est quelque chose qui me dépasse, c’est une casquette que je n’ai jamais su prendre, je ne sais pas si je suis très bon là dedans. C’est un métier que de vendre un groupe pour la scène, et malheureusement je n’ai pas encore rencontré la ou les personnes qui pourraient travailler pour moi sur ce volet-là. Quoi qu’en disent les donneurs de conseils, il est extrêmement dur pour un groupe comme le mien de se faire une place dans le milieu du Live…
De plus le public de JPL étant éclaté dans le monde entier, je pense qu’il serait très dur de monter une tournée sans couler la baraque financièrement. Mais sait-on jamais, l’espoir faisant vivre, ce jour viendra peut-être ?
Quadrifonic, c’est aussi un festival de rock progressif à l’affiche 100 % française, qui a connu trois éditions. Y a-t-il un espoir que le festival se tienne à nouveau un jour ?
Peut-être, si une équipe de gens motivés voulait reprendre le flambeau. Pour le moment le festival est en sommeil, et je n’ai pas le temps ni l’envie de me relancer dans l’aventure seul. Je lance donc un appel : nous avons la salle, le matériel, les techniciens, les groupes, un peu de trésorerie. Il ne manque que les personnes pour prendre l’organisation en charge !
Maintenant que les concerts reprennent doucement, as-tu des projets de scène ?
Comme tu l’as compris avec mes précédentes réponses, ce n’est pas quelque chose qui est entre mes mains. Nous nous tenons prêts à jouer, mes coéquipiers et moi, mais nous n’avons pas les cartes en mains. Je lance donc un autre appel !
Un dernier mot ?
Merci à Chromatique pour cet entretien, merci à ceux qui suivent ma musique depuis vingt ans déjà !