Tony Allen - The Source

Sorti le: 04/12/2017

Par CHFAB

Label: Blue Note

Site: http://www.tonyallenafrobeat.com/

Dire qu’il a créé à lui tout seul une nouvelle approche de la musique ne serait qu’à peine exagéré. Qu’il est le parrain, si ce n’est le dieu, de l’afrobeat est par contre une certitude. Lui, c’est Tony Allen. Et depuis quand les batteurs sont-ils des créateurs? Depuis lui en fait ! Ou pas loin, si ce n’est faire injure aux batteurs de jazz, évidemment. De jazz, il est évidemment question lorsqu’il s’agit d’afrobeat, et de Tony Allen par-dessus le marché. L’afrobeat, qu’est-ce que c’est ? Une forme musicale, un style, une attitude, une culture, un genre en lui-même, rien moins, apparu tout nouvellement aux abords de la fin des années 60. On lui attribue un seul démiurge, un personnage iconique et indispensable, une figure ô combien emblématique de la fierté noire, africaine, tout droit venue du Nigéria, via New York, le grand, l’immense et démesuré Fela. On ne déclinera pas ses nombreux acronymes, son engagement politique, ni ses dérives un brin sectaires, on se contentera de l’oeuvre colossale, du point de vue de la musique au moins. A ses côtés, dès le départ, notre Tony Allen à la batterie, avec lequel il enregistrera trente-six albums (!), et dont l’usage immodéré de la caisse claire, à la façon retenue mais volubile du jazz, se mêlera si bien aux rythmiques funk, ethniques, jazz, en une hypnose hautement dansante et sensuelle. L’afrobeat est une science, parfois exacte, mais en tous points irrésistible, syncopée et à la fois poisseuse, car majoritairement dans un tempo médium, cette musique convoque corps et esprit jusqu’à leur paroxysme… La transe tout bonnement.Très rapidement une galaxie entière se déploiera sous nos yeux et oreilles d’occidentaux psychédélisés, déclinant la joie de vivre d’une Afrique qu’on a peine à concevoir aujourd’hui; insouciante, égalitaire, sensuelle, insolente, en un mot, libre… Mais nous ne referons pas l’histoire ici, tant nous avons déjà compris que le monde entre temps aura basculé, de bien des manières, nous laissant pourtant toujours aussi fascinés pour cette époque, et dont la musique continue à nous narrer le succès inarrêtable de sa révolution.

Tony Allen, depuis, est devenu à la fois une sorte de statue du commandeur, et à la fois l’homme de la modernité et d’une actualité perpétuelle, car il semble être partout, avec et chez tout le monde. On l’a vu régulièrement chez Damon Albarn (comme ici sur la plage 6), Flea, Gorillaz, Doctor L, Sébastien Tellier, Jean-Louis Aubert, Susheela Raman, Charlotte Gainsbourg, Theo Parrish etc… Un tel éventail de musiciens occidentaux en dit long sur son importance, en plus de ses onze disques solos sortis entre 1975 et 2014… Comme si ce n’était pas assez, le voici intronisé chez Blue Note, panthéon absolu du jazz. La boucle est donc bouclée? Pour une part oui, puisque on y remonte à la même source, en un delta imaginé entre percussions d’Afrique, transe funk, pop, et sophistication imaginative du jazz.

Pas moins de 10 participants (mais avec Allen, il n’est toujours question que de famille) entourent ici notre vénéré maître es rythmes, pour une plongée hybride entre jazz big band et afrobeat, dont les orchestrations ont été construites avec Yann Jankielewicz (saxophone soprano), plages d’improvisations à l’appui. Il se dégage un certain classicisme d’emblée de ce disque, quelque chose d’à la fois extrêmement familier, voire un poil suranné parfois, évoquant les standards de Duke Ellington ou Count Basie (rappelons le titre du disque, sans équivoque), avec cette grande tradition des cuivres menant souvent les débats comme un seul homme, ou le Be Bop d’un Art Blakey ou d’un Mingus par exemple, tout en rappelant immanquablement les relances mélodiques de la transe de Fela. Un certain académisme, rétorqueront les plus contemporains. Certes. On croit débarquer d’abord dans un de ces polars des années 50, borsalino et imper de rigueur, mais c’est compter sans le beat, unique, inimitable, du maître de cérémonie, ce funk sous-jacent (irrésistible et immuable, comme la rythmique de guitare de Indy Dibongue par exemple), qui vous insuffle à tout ça un groove de tout premier ordre, nonchalant au possible, la syncope portée en étendard… Le disque fait preuve de modulation et de pluralisme dans ses approches, en terme d’ambiances et de constructions rythmiques, lui conférant de l’intérêt jusqu’au bout. Alors, jazz à papa façon Woody… Ou façon Tony? Chacun fera son choix, mais très vite, si l’on y revient, le plaisir et la profondeur du travail sauront s’immiscer en celui (ou celle !) qui appréciera les remontées de fleuve… Ici se dessine quelque chose qui vieillit merveilleusement, une patine dont le contact immédiat vous raconte d’emblée une histoire étonnante, précieuse et immémoriale.

Annoncer que le tout a été enregistré entièrement en analogique serait inutile, car si évident. Quand à la qualité des musiciens, elle ne sera pas discutée ici, tant c’est la couleur collective qui l’emporte, au delà des duels et soli pour chacun.

Un classique. Mais devait-il en être autrement?