Kayo Dot – In the Driver’s seat
La venue de Kayo Dot à Paris était l’occasion pour la Chromateam de s’entretenir avec Toby Driver, tête pensante du groupe et figure emblématique de la scène expérimentale new yorkaise. Nous avons pu évoquer les derniers albums de la formation, ses side-projects ou encore sa collaboration avec Secret Chiefs 3.
Lorsque Gamma Knife et Hubardo sont sortis, la musique de Kayo Dot semble avoir évolué vers des compositions moins abstraites. On a pu remarquer aussi un retour vers le metal. D’où viennent ces changements de style?
Toby : Je pense que le revirement de l’abstrait vers le moins abstrait est plutôt venu avec Hubardo qu’avec Gamma Knife qui est un disque assez étrange. Mais il est aussi plus orienté vers des formats courts, je vois ce que tu veux dire. Il y a deux raisons pour lesquelles nous sommes revenus vers le metal. La première est que nous n’avions pas de budget pour l’enregistrement du disque donc je savais qu’il aurait un son un peu pourri et le black metal est un genre qu’on peut enregistrer avec un son comme ça. Chaque fois que j’écris quelque chose, je fais en sorte que les compositions s’accordent aux circonstances. Dans le cas de Gamma Knife j’ai donc pensé qu’un son pourri conviendrait très bien au black metal. L’autre raison c’est qu’à cette période, il y a eu beaucoup de groupes de new black metal qui avaient de bonnes critiques dans la presse ; elles disaient que c’était quelque chose de novateur mais ça ne l’était pas du tout à mon avis. Ils proposaient de la musique assez simple et paresseuse en termes de composition. Je pensais que ceux qui étaient dans cette mouvance ne faisaient pas vraiment avancer les choses, alors qu’à l’inverse on pouvait trouver de nouvelles approches avec l’esthétique black metal. Il n’y a aucun intérêt à refaire toujours les mêmes choses et il est idiot que ces formations reçoivent des félicitations pour leur musique. Nous avons donc essayé de faire quelque chose de novateur avec cette esthétique.
Hubardo contient aussi beaucoup de metal…
C’est parce que Hubardo est l’album qui célèbre les dix ans d’existence du groupe. Je voulais qu’il touche à tout ce dont nous avions travaillé pendant dix ans, et le metal en fait partie.
Hubardo est un concept album ambitieux, peux-tu nous en dire plus sur la genèse et le thème ?
Le concept et les paroles ont été imaginés par Jason Byron qui écrit pour moi depuis une vingtaine d’années. Je lui ai dit que je voulais faire un concept album et il était partant, il a pris beaucoup de plaisir à écrire cette histoire. Il s’agit de découvrir son but dans la vie et suivre ses ambitions aussi loin que possible même si cela implique de mourir en le faisant. Il y a beaucoup de symboles liés à l’alchimie dans l’histoire, le poète (le personnage principal), se transforme, passe de l’état de plomb à celui d’or. Byron a fait du très bon travail avec une histoire en surface et une dimension plus profonde et symbolique à laquelle n’importe qui peut s’identifier.
Coffins on Io sorti en 2014 fut une autre surprise dans cette direction orientée vers les années quatre-vingts.
En effet, il contient beaucoup d’influences de cette période, mais les années quatre-vingts ont toujours été une influence dans notre musique. On peut la repérer par exemple dans la section au milieu de « The Manifold Curiosity » sur le premier album du groupe, il y a une partie de basse qui sonne très cold wave. Sur Coyote j’ai essayé de faire un disque avec ce genre de son. Coffins on Io a été influencé en particulier par les films de science-fiction des années quatre-vingts, c’est pour ça qu’il possède cette ambiance futuriste.
Tu mentionnes en effet Blade Runner de Ridley Scott sur le livret de l’album. De façon plus générale, es-tu influencé par le cinéma ?
Oui, tout à fait mais je ne le suis jamais par des films spécifiques. Avec Coffins on Io c’est la première fois que j’essayais de transmettre une esthétique tirée du cinéma. Blade Runner est donc une influence mais il y a aussi Invasion Los Angeles de John Carpenter. La musique qu’il a écrite pour ses films est aussi une inspiration importante.
Coffins on Io est le premier disque de Kayo Dot à sortir sur le label The Flenser basé à San Francisco, Hubardo était entièrement auto produit, était-ce un choix à l’époque ?
Nous avons sorti nous-mêmes Hubardo pour la seule raison qu’aucun label n’en voulait ! Je souhaitais passer par un label, je l’ai envoyé à une trentaine et aucun n’était intéressé. Je déteste l’auto-production, c’est beaucoup trop de travail et on rencontre toujours des problèmes. La seule bonne chose, c’est de pouvoir garder 100% du revenu de nos ventes en ligne ce qui est assez important, mais à part ça, c’est un investissement financier trop lourd.
Quelques mois après la sortie d’Hubardo, tu as décidé de mettre l’intégralité de l’album sur Youtube en disant que c’est comme ça que les gens écoutent de la musique de nos jours. Il me semblait que tu avais fait ça un peu à contrecoeur…
Tout à fait
Comment un groupe aussi indéfinissable que Kayo Dot survit-il dans un contexte comme celui-ci ?
C’est un combat. Cette tournée est très délicate pour nous par exemple. On perd de l’argent, on n’y arrive pas, tout simplement. Je ne dirais pas qu’on survit dans ce contexte, on doit trouver de l’argent en faisant autre chose ! Kayo Dot ne rapporte rien, nous avons fait des tournées qui ont un peu rapporté à l’inverse des albums. C’est impossible. En effet, on doit mettre sa musique sur Youtube parce que les gens l’écoutent de cette façon, moi y compris. J’ai Spotify mais Youtube est plus rapide pour trouver ce que tu veux et il n’y a pas de pub entre les morceaux. Je ne blâme pas les gens qui écoutent de la musique par ces biais là.. Tous les musiciens doivent faire avec et il faut rester au courant de la façon dont marche ce nouveau système. Il faut en faire partie même si on pense que ça n’a pas vraiment de sens, expérimenter et voir comment les choses évoluent. Je pense que mettre notre musique sur Youtube n’affecte pas nos ventes d’albums, la seule chose positive est peut-être que ça permet à certaines personnes de découvrir le groupe.
Dans Kayo Dot, est-ce que tu écris toute la musique? Les autres membres sont-ils impliqués dans l’élaboration des morceaux?
J’écris absolument tout. Sur le dernier album, Ron a écrit un solo, Dan en a écrit un pour le saxophone mais je compose tout le reste. Sur Hubardo et Gamma Knife j’ai laissé les saxophonistes écrire quelques unes de leurs interventions. Sur Choirs Of The Eye, Terran Olson qui a joué des instruments à vent et du clavier sur nos albums, a écrit les parties de cor, mais à part ça, je compose tout.
Tu fais partie du groupe Vaura. Peux-tu nous en dire un peu plus?
Vaura c’est… (il réfléchit) de la pop influencée par du black metal.
Tu joues aussi de la basse pour Secret Chiefs 3, le groupe de Trey Spruance. Comment la collaboration a-t-elle débuté?
Kayo Dot devait faire la première partie pour Secret Chiefs 3 et ils avaient besoin d’un bassiste. Je pense qu’ils m’ont apprécié puisque j’ai continué à jouer avec le groupe sur toutes les tournées sauf celle de 2009 pour des raisons de disponibilité.
Allez-vous travailler à nouveau avec John Zorn (NDLR. le groupe a enregistré le très réussi Xaphan Book of Angels vol.9 de la série Masada book II).
Oui, je crois que Secret Chiefs 3 travaille sur un nouvel album de Masada. Mais quand on joue dans Secret Chiefs 3, on n’est que très peu au courant de ce qu’il se passe. Trey (Spruance) s’occupe de tout lui-même la plupart du temps, donc on est au courant en même temps que le public quand il y a quelque chose de nouveau. Tout ce que je sais, c’est que Secret Chiefs 3 est en résidence à The Stone à New York en juillet et le calendrier dit que nous jouerons Masada Book III. D’après les rumeurs, Trey travaille sur un nouvel album mais pas pour le Book of Angels.Il joue lui-même de la basse sur les albums studio, j’ai enregistré quelques trucs mais Trey ré-enregistre dessus, c’est un excellent bassiste. C’est cool qu’il n’ait pas besoin de moi !
Le fait de jouer dans ces groupes t’influence-t-il ?
Absolument ! Je pense qu’un musicien qui joue dans un autre groupe sans être influencé par cette expérience est une personne fermée et peu attentive. C’est important de jouer dans d’autres formations. Interpréter la musique de quelqu’un d’autre et apprendre de cette expérience se transmet dans ta façon de jouer et vice-versa.
Puisque nous en sommes aux side projects, maudlin of the Well et Tartar Lamb sont-ils toujours actifs?
Tartar Lamb 3 a fait un concert en novembre, nous avons joué des nouvelles compositions mais je pense que je les utiliserai pour un autre projet. Je suis en résidence à The Stone à New York en août, maudlin of the Well et Tartar Lamb joueront mais ce sera seulement pour cet événement, je ne pense pas enregistrer d’albums avec ces formations.
Sur le bandcamp de Kayo Dot tu as mis deux chansons en solo, as-tu le projet de sortir un album sous ton nom ?
Je vais peut-être enregistrer un album de ballades, en effet. J’en ai parlé à mon ami Randall Dunn (NDLR, producteur de Sunn O))) et Kayo Dot) pour le produire. J’ai fait un concert à Nice le 19 avril où j’ai joué un set en solo. Ce sont des chansons lentes et tristes, je pourrais en faire un album mais c’est difficile sans budget pour enregistrer. Si un label est partant, ça pourrait marcher…
Quelle est la différence entre ce que tu écris en solo et ce que tu écris pour Kayo Dot ?
C’est parfois la même chose. Beaucoup de chansons écrites en solo deviennent des morceaux de Kayo Dot, « And he Built Him a Boat » et « Passing the River » de l’album Hubardo étaient des chansons jouées en solo à quelques concerts, puis je les ai faites jouer au groupe. C’est le cas pour d’autres morceaux de cette tournée. Mais je compose aussi dans l’optique d’une formation plus importante. Si j’écris quelque chose qui est vraiment basé sur le rythme, c’est définitivement pour le groupe car Keith (Abrams) est un batteur fantastique.
Hubardo et Coffins on Io ont tous les deux été bien reçus par les critiques. Quand tu regardes dans le rétroviseur, quels sont les albums de Kayo Dot dont tu es le plus satisfait ?
Ceux dont je suis le plus satisfait sont ceux sur lesquels j’ai eu le plus de contrôle. N’importe quel groupe est contraint par le budget, le temps passé en studio et les conflits qui peuvent arriver. Parfois les disques sont le fruit de ces évènements, parfois celui d’une certaine harmonie et tout fonctionne comme tu l’as prévu. Les albums dont je suis le plus satisfait, ceux qui étaient les plus faciles à faire et les plus conformes à ma vision, sont Choirs of the Eye, Coyote, Gamma Knife et Coffins on Io. Pour tous les autres, j’aurais aimé avoir plus de temps. Même avec Hubardo que le public a beaucoup apprécié, un mois de plus en studio aurait été idéal. Nous l’avons fait en quelques semaines seulement et faire un album de cent minutes aussi rapidement est assez fou. Beaucoup de groupes ne pourraient pas y arriver. La musique était écrite mais avec trois semaines de plus, la production et le mixage auraient été encore plus clairs et nous aurions pu ajouter quelques overdubs. L’album n’en n’a quasiment pas, nous avons presque tout enregitré en live. A part Choirs of the Eye et Blue Lambency Downwards qui sont vraiment des albums de studio, le reste a été enregistré dans les conditions du live avec un peu d’overdubs.
Est-ce un choix ou est-ce dicté par les contraintes extérieures?
C’est à la fois dû au peu de temps dont nous disposions en studio mais c’est aussi un choix. S’il y a beaucoup d’overdubs, il faut trouver un moyen de restituer les morceaux en concert. Si la musique est écrite pour être enregistrée dans les conditions du live, il n’y a pas de compromis à faire. Choirs of the Eye est un très bon album. Cependant, il y a beaucoup d’overdubs et chaque morceau doit contenir une dizaine de musiciens. Il y a toujours beaucoup d’éléments qui manquent !
Tu as dessiné la plupart des pochettes d’albums de Kayo Dot. Le côté visuel est-il important pour toi ?
C’est assez important pour ne pas laisser n’importe qui s’en charger. Quand j’écoute un album, l’artwork s’imprime dans mon esprit, il est totalement lié à la musique. Un bon exemple est l’album Wish de The Cure, la pochette est d’un rouge profond avec un texte noir, et quand j’écoute le disque, j’imagine être dans cet univers rouge. Je sais qu’il en est de même pour beaucoup d’autres personnes et que ces deux choses sont liées. Cela dit, je ne me considère pas comme un artiste, mais plutôt comme un amateur, je crée juste des choses qui conviennent à ce que je cherche à exprimer. J’aimerais, comme Bjork, trouver un excellent artiste dont je me sentirais proche et qui pourrait me représenter, mais ce n’est pas encore arrivé.
Il y a une photo sur la page facebook de Kayo Dot avec le roman Plateforme de Michel Houellebecq. Apprécies-tu cet auteur ? Plus généralement, es-tu influencé par la littérature?
Plateforme est le seul roman que j’aie lu de lui, c’était très bien, complètement barré. J’aimerais en lire plus de lui. Je ne suis pas vraiment influencé par la littérature, mais les paroles de Jason Byron le sont très certainement.
Quels groupes écoutes-tu en ce moment?
C’est toujours une question difficile, il y a énormément de trucs à écouter. Je n’ai rien découvert récemment qui m’ait vraiment marqué mais j’ai bien aimé le dernier Pyramids, Murw est aussi un groupe intéressant qui fait du doom . Le dernier album qui m’ait vraiment plu est celui de Blonde Redhead, l’année dernière. Sur cette tournée, étant donné que Keith est en charge de la musique dans la voiture, j’écoute principalement du vieux rock progressif. J’aime bien en général même s’il y a des groupes que je ne supporte pas !
Quels sont les albums qui t’ont perticulièrement marqué en tant que musicien ?
Je ne peux pas te répondre, il y a beaucoup trop de disques. Je suis influencé par tout ce que j’écoute, même les choses que je n’aime pas ! Chacun de mes albums possède ses propres influences, pour Coffins on Io c’est Type O Negative, Peter Gabriel, Sisters of Mercy. Hubardo a été influencé par King Diamond, Joy Division. Il y a toujours une inspiration des groupes que j’écoute au moment où je compose, ajoutée aux influences que j’ai toujours eues dans ma vie.