– Y a-t-il toujours un Driver dans la machine ?
Lorsque le dernier album de Kayo Dot est arrivé à la rédaction de Chromatique, il a tout de suite suscité des réactions opposées, disque de l’année pour les uns, véritable flop pour les autres. C’est pour cette raison que l’équipe a organisé une interview débat afin de confronter les deux points de vue.
Raphaël: Avant de parler de l’album je voulais te demander quel bilan tu faisais de la discographie de Kayo Dot avant Hubardo, et quelles étaient tes attentes. Le public du groupe est assez hétéroclite (il y a ceux qui ont quitté le navire après Choirs of the Eye, ou les adeptes des disques suivants). En ce qui me concerne, j’ai découvert Kayo Dot avec Choirs of the Eye, que je considère comme un véritable chef d’oeuvre. J’ai bien aimé les albums suivants mais je pense qu’ils ont du mal à tenir la comparaison. J’apprécie tout de même la volonté de Toby Driver de se renouveler, d’aller de l’avant. En ce qui concerne Hubardo, je n’avais aucune attente en particulier, seulement de la curiosité…
Christophe: J’adore Kayo Dot. Depuis le début. Choirs of the Eye a été pour moi une révélation, un espoir de voir entrer à nouveau un certain rock dans cette zone artistique où il n’est pas qu’un simple divertissement, mais aussi un art à part entière, majeur, qui explore de nouveaux horizons. Maudlin of the Well avait déjà un peu préparé la voie, notamment avec le superbe Bath, mon préféré du groupe. Mais je n’ai connu ce dernier que rétrospectivement. Puis est arrivé Dowsing Anemone With Copper Tongue, le second album de Kayo Dot, pour moi le sommet de leur discographie. Le plus beau, le plus lumineux, le plus équilibré, mais aussi le plus terrassant. Un chef-d’œuvre. Il n’y avait guère à l’époque que Time of Orchids et Sleepytime Gorilla Museum pour rivaliser dans ce qu’il faut bien définir comme une période bénie de revivification de l’avant-rock. Le rock pouvait se redéployer, plus vaste, plus ambitieux et être capable d’emmener l’auditeur dans de nouvelles contrées. Je regrette beaucoup, par exemple, la fin de l’aventure Time of Orchids avec leur incroyable Namesake Caution. C’était un beau moment pour la musique. J’étais vraiment enthousiaste. Mais aujourd’hui, je suis plus circonspect.
Un détail que beaucoup n’ont pas remarqué, mais qui fait toute la différence : Choirs of the Eye de Kayo Dot et Sarcast While de Time of Orchids, sont deux chefs-d’œuvre édités sur Tzadik, le fameux label de John Zorn dont le but est de « permettre à des artistes hors-norme venus du monde entier de s’exprimer en toute liberté ». Or, comme avec le premier Guillaume Perret, autre très grand album édité par Tzadik, on sent que cette liberté n’a pas été bafouée, qu’elle n’a pas était synonyme de dispersion, bien au contraire. Dans chacun de ces disques, il y a une volonté de formalisme extrêmement abouti qui ne cesse de surprendre. Stabat Akish aussi a su profiter de cette occasion pour donner le meilleur de lui-même. Pour tous ces groupes, on sent qu’il existait un enjeu à relever : réussir à faire des albums formellement aboutis à partir de matériau source d’une créativité sans contraintes.
Mais si l’on en vient maintenant au Kayo Dot de 2013, on voit qu’un glissement qualitatif s’est produit. Je considère même Hubardo, édité seulement en digital, comme l’exemple des travers d’un monde qui s’est certes ouvert grâce à Internet, mais qui en même temps ne se sent plus obligé de répondre à quelques principes de bon sens. La généralisation de la diffusion via le web ne devrait pas correspondre selon moi à une pratique du refus du tout formalisme. Tout producteur digne de ce nom sait ça. Aussi, à mon humble avis, Randall Dunn, le producteur, aurait dû mieux condenser cet album. Si votre préoccupation est de faire partager un travail, aussi créatif soit-il, il faut s’obliger à mettre de l’ordre, à rendre cohérent, à couper l’inutile pour ne garder que l’essentiel. Hubardo tombe dans tous les travers. Il est trop long. On y trouve trop de choses inutiles. Sur ces presque deux heures de musique, il aurait fallu couper, ramasser, rendre ce projet plus lisible. On ne comprend plus non plus quelle est la ligne de partage entre Maudlin of the Well et Kayo Dot. Les deux projets se ressemblent trop. Tout ça est d’autant plus dommage qu’il y a vraiment beaucoup de bonnes choses dans ce disque, mais noyées dans un océan de fatuité. Hubardo aurait pu être un grand album, il est en fait un gros machin prétentieux et inégal. Dommage.
La liberté d’expression qu’offre la dématérialisation ne devrait pas être la porte ouverte au n’importe quoi. J’espère que Toby Driver finira par comprendre ça, qu’il repensera à son travail sur Choirs of the Eye et aux conditions qu’offrait Tzadik. Travaillant moi-même dans la création, je sais trop à quel point il est difficile de faire comprendre ça aujourd’hui. Je prends souvent l’exemple des films des studios Pixar. Quand ils lancent un projet, les créatifs travaillent absolument sans contraintes, c’est une partie cruciale du processus créatif. Puis arrive l’obligation de mettre de l’ordre dans tout le matériau créé. Et là, ils sont absolument implacables sur la qualité et sur l’unité du matériau retenu. Au final, leurs créations sont non seulement originales, mais aussi formellement parfaites.
Hubardo est long, c’est vrai. Avec ses cent minutes, il est difficile de l’écouter d’une traite. Cependant, les albums trop longs ça fait depuis l’invention du double ou triple album qu’on en fait. En ce qui me concerne, quand je suis confronté à un album de ce genre, je me mets à la place du producteur et je me demande ce que l’on pourrait enlever… Avec Hubardo je n’arrive pas à trancher ou retrancher, à part le morceau « Floodgate » qui est peut-être un peu hors propos. Cependant, la qualité du reste me semble tellement incroyable que j’ai du mal à ne pas lui accorder la statut de chef d’œuvre. Il faut le prendre part petit bouts, appréhender sa narration complexe pour faire émerger une œuvre dantesque, fascinante.
Le qualificatif de prétentieux (qui revient souvent avec les double albums) ne me semble pas justifié. Sur cet album, Tobey Driver est revenu au contraire vers une musique plus concrète et abordable (pour du Kayo Dot, bien sûr), avec une écriture plus ramassée qui fonctionne à merveille. Son propos est clair et direct et garde toute la richesse des compositions et des arrangements. Si, pour certains, les derniers albums de Kayo Dot avant Hubardo pouvaient être qualifiés de prétentieux (avec ces morceaux longs et dilués), ce n’est pas le cas pour Hubardo. Driver a déclaré que sa place de bassiste chez Secret Chiefs 3 lui avait montré qu’on pouvait faire de la musique complexe tout en s’éclatant, Hubardo est la façon qu’a Driver de s’amuser, et ça marche !
Si tu étais toi même le producteur, que ferais-tu pour faire de ce Hubardo un grand album?
Si j’avais produit l’album, j’aurais gardé évidemment ce côté sombre et lourd qui peu à peu s’illumine. J’adore cette idée. Mais j’aurais fait, comme dans l’art du bonsaï, des coupes franches pour rééquilibrer l’arbre et pour lui donner une forme bien plus lisible !
L’exercice du double album est difficile. Les réussites se comptent sur les doigts d’une main. D’un chef d’œuvre comme tu sembles qualifier Hubardo, on doit pouvoir ne rien retirer ni ajouter. Prends le dernier Secret Chiefs 3 dont a fait partie Toby Driver, Book of Souls: Folio A : selon moi, on peut volontiers lui appliquer ce qualificatif. Quel équilibre ! Quelle créativité ! Et quelle production ! Mais, pour moi, c’est très loin d’être le cas avec Hubardo. « The Black Stone » par exemple, le premier titre de l’album est un boulet. Par sa lourdeur il le déséquilibre complètement. Je devine l’intention, mais je trouve cette entrée en matière morne, plate, trop longue et, pour tout dire, pas très inspirée. Jusqu’à « Vision Adjustment to Another Wavelength » on a droit à une version que je ne qualifierais pas de « simplifié » ou « plus accessible » de la musique de Kayo Dot, mais de caricaturale. En revanche, je trouve la seconde partie bien plus intéressante et je comprends mieux l’exercice qu’a voulu faire Toby Driver. « Zlida Caosgi (To Water the Earth) » est magnifique, sa violence possède une surprenante élégance. Le très post-rock « And He Built Him a Boat » et le quart d’heure de « The Wait of the World », point final de l’album, sont impressionnants. Il y a finalement un côté alchimique dans Hubardo. De la matière épaisse des deux tiers de l’album se dégage, sans jeu de mots, de l’or en fin. Je ne suis pas complètement négatif. Mais il y a vraiment beaucoup trop de déchets.
Nous laisserons donc les lecteurs se faire une idée plus précise eux-même, Toby Driver a mis a disposition Hubardo en écoute intégrale sur Youtube.