Ayreon – Ou tout, ou rien…
Depuis des années que nous couvrons l’actualité d’Ayreon, c’est toujours un plaisir de s’entretenir avec Arjen Lucassen. Bien décidé à commencer un nouveau chapitre dans l’histoire d’Ayreon, le géant hollandais nous a révélé les dessous de The Theory Of Everything. Et comme d’habitude, la volubilité d’Arjen nous entraîne dans son univers. Pour notre plus grand plaisir et surtout pour le vôtre
Chromatique : Arjen, il y a trois ans sortait le deuxième album de Star One et voici un an et demi, c’était au tour de ton propre album solo. As-tu trouvé là ton rythme de croisière ?
Arjen Lucassen : Je ne me suis jamais réellement posé la question. Mon mode opératoire est très simple : dès que j’ai une idée, je m’enferme dans mon studio. Dans ma situation, c’est parfait. Je n’ai pas de famille, je ne donne pas de concerts, je ne peux pas dire que j’ai une réelle vie sociale, je sors très peu… oui, tu peux dire que je suis un solitaire (Rires) ! Mais de ce fait, j’ai tout mon temps.
Au moment d’attaquer ce nouveau disque, tu déclarais repartir de zéro avec une nouvelle approche. La boucle est-elle donc bouclée en regard des albums sortis jusqu’à aujourd’hui ?
L’histoire débutée sur The Final Experiment et qui va jusqu’à 01011001 a pris effectivement fin. J’ai écrit un dernier titre servant vraiment de point final, « The Memory Remains » qui figure dans le coffret Timeline. J’ai vraiment senti l’histoire bouclée et en même temps, je trouvais que ça devenait de plus en plus complexe. En vérité, il aurait prétentieux de continuer. Si un néophyte te dit qu’il a débuté son apprentissage de l’univers d’Ayreon par 01…, mais le pauvre, il va être perdu ! (Rires). C’est un peu comme si tu commences à t’immerger dans Star Wars avec Le Retour Du Jedi. Il était donc grand temps d’arrêter… pour mieux recommencer avec un nouvel axe de travail.
A quand remonte le début du processus d’écriture de ce nouvel album ?
Mes projets représentent généralement un an de travail. Tu commences à bien me connaître maintenant : je ne fais jamais les choses à moitié. J’engage tout mon être dans chacun de mes projets. J’y laisse donc une si grande quantité d’énergie et d’émotion, qu’il me faut récupérer pour recharger les batteries. Comme dit précédemment, le fait de ne pas donner de concerts me laisse le temps de gérer. Pas de souci de tournées, de logistique, de problèmes de répétitions ou autre. Tout ça, c’est derrière moi. Les gens doivent penser que je suis un bourreau de travail. C’est faux (Rires)! Pour revenir à ta question, je m’y suis mis peu de temps après Lost In The New Real, dès que les petites idées ont fleuri dans ma tête.
Tu mentionnais l’idée de nouvelle approche. Par le passé tu nous as plus habitués à de longs titres très marqués, que l’on pouvait extraire et répéter à l’envie, mais qui néanmoins faisaient partie intégrante d’un tout. Ici, c’est le contraire, le découpage des titres est tel qu’il est quasiment impossible de procéder de la même manière… As-tu voulu faire en sorte que l’auditeur se pose et prenne le temps d’écouter le disque ?
Honnêtement, je n’y ai pas pensé une seule seconde, pas plus qu’à l’idée d’écrire quatre pièces de vingt minutes chacune. Mais ça résume bien effectivement cette nouvelle approche. Dans le passé, j’avais pour habitude de garder toutes ces idées et bribes de morceau sur une période d’un an à un an et demi et de les peaufiner après en studio. Cette fois-ci, je suis allé directement m’y enfermer et j’ai commencé immédiatement à façonner ce disque. L’avantage est que j’ai gardé une certaine fraîcheur et spontanéité. La seule chose que j’avais au moment de commencer était le thème principal et de là, j’ai commencé à tisser le reste. Le problème est que lorsque tu es pris dans cet élan, tu oublies tout, y compris la notion de temps et de durée. Et au final tu te dis : « Zut j’ai un pavé de vingt-trois minutes ! (Rires) ». Le processus s’est déroulé à l’identique pour les autres titres, de manière totalement inconsciente. Pour ce qui est du découpage des pistes, c’est une décision de dernière minute. Certains de mes amis m’ont dit avec sagesse : « Quatre titres de plus de vingt minutes ? Yes l’a déjà fait avec Tales From Topographic Oceans. Ne penses-tu pas qu’il serait plus judicieux de fractionner les pièces ? » Je maintiens que cette idée de sous-diviser les titres est la meilleure, car rien ne dit que les gens puissent ingérer autant de matériel d’un seul et même bloc. Cela leur permet de garder le contrôle et de lâcher la touche « avance rapide / retour rapide ».
Il est clair que ce n’est pas en allant acheter le pain qu’on va pouvoir l’assimiler correctement (Rires).
C’est sûr (éclats de rire) … pas plus qu’au moment de faire la vaisselle ! Au contraire, tu t’ennuierais au possible. Ce qu’il y a de particulier sur The Theory Of Everything et tu l’auras sans doute noté, est qu’il n’y a pas de refrains mais des mélodies accrocheuses, du moins, je l’espère (Rires). Pas non plus de réelles répétitions. J’insiste sur l’idée d’histoire. Dans les histoires, tu n’as pas de répétitions…
Je reste néanmoins sur l’idée que tu as cherché à maintenir l’auditeur concentré. Ne serait-ce pas également pour contrer le fait qu’aujourd’hui, les gens consomment et écoutent la musique différemment que par le passé au point d’en faire des Victimes Des Temps Modernes (NDLR : clin d’œil au deuxième album de Star One)
Ha ! Pas mal (Rires). Tu as raison et il est hors de question que je suive cette tendance. Je ne l’ai jamais fait, même lorsque je jouais en groupe. Les phénomènes de mode, très peu pour moi. Quand j’ai sorti The Final Experiment, le nom Pearl Jam était sur toutes les lèvres. Et je me disais : « Sans blague ? Qu’est-ce donc que ce truc ? ». Je ne me suis pas dégonflé, j’ai quand même enregistré ce disque avec tous les invités y figurant. Evidemment les labels m’ont ri au nez : « Un opera rock ? Comment veux-tu qu’on vende ça ? ». Je me foutais des ventes, c’était un rêve que de mener à bien un tel projet et je l’ai accompli. C’est là que je suis devenu égoïste (rires). Plus de règles ni de contraintes, pas de comptes à rendre, rien ! Malgré cela, les gens ont accroché, ça a fait boule de neige et les ventes ont été bonnes, toutes proportions gardées, évidemment. Après, il y en a forcément qui n’adhèrent pas. Très bien, pas de problème. J’aime la franchise et je préfère qu’on me dise en toute transparence ne pas aimer ce que je fais. J’accepte toute critique, bonne comme mauvaise.
The Theory Of Everything m’a fait penser à deux films dans lesquels le concept sous-tendu est similaire à celui que tu développes. J’ai notamment pensé à >Will Hunting et au Cobaye. Tu confirmes ?
Ah, ça fait du bien (Rires). On m’a parlé sans arrêt d’Un Homme d’Exception et de Rain Man. Et oui, je confirme. Quand j’ai eu cette trame, à savoir un esprit a priori normal dans lequel sommeille un talent qui ne demande qu’à éclore, j’ai enchaîné les films qu’on vient de citer, avec d’autres productions pour avoir des idées à explorer. Je n’ai pas vu Le Cobaye 2 parce qu’il me semble bien pourri (Rires). Mais si je ne devais en garder qu’un qui m’a grandement servi, c’est Un Homme d’Exception. L’idée était de s’en inspirer tout en pointant ce qu’il ne fallait pas faire.
Parlons des invités maintenant. Là aussi, nous sommes aux antipodes des prestigieux castings, en dépit de la présence de véritables icônes du Rock Progressif. On pourrait presque parler de Rick Wakeman, Keith Emerson ou Steve Hackett comme de pères spirituels en ce qui te concerne…
Tu as vu juste. Ce sont deux de mes idoles, depuis l’âge de dix ans. J’ai acheté tous leurs disques. Dès les débuts d’Ayreon, j’ai voulu inviter ces grands monsieurs, mais forcément, je n’étais pas pris au sérieux. On m’a souvent ri au nez. La donne a changé depuis quelques années, depuis The Human Equation pour être plus précis. Mes deux derniers albums en date se sont très bien vendus suite au retour des médias. Aujourd’hui, je suis ravi de voir qu’on me regarde et surtout, qu’on m’écoute autrement. Mon carnet d’adresses s’est également étoffé : Je connais quelqu’un de proche de Keith Emerson, ça facilite grandement les choses. C’est un peu le même cas de figure pour Rick Wakeman : j’ai un contact au sein de sa maison de disques, qui connaît son manager. Lui-même a parlé de moi à Rick en des termes plutôt élogieux. Il a écouté et m’a dit de lui envoyer des parties pour qu’il s’exprime. Je lui en ai fait parvenir trois, dont une de piano classique et une autre dans un esprit beaucoup plus rock. Je suis comblé : il m’a retourné les trois (Rires) ! Je vis un rêve éveillé, c’est du bonheur pour moi. Concernant John Wetton, il y a une petite contradiction : il n’avait jamais entendu parler d’Ayreon mais il connaissait mon album solo dont il semblait assez fan ! Il m’a avoué avoir eu à l’époque un projet dans le même genre : des effets vocaux se basant sur de la science-fiction. Toujours est-il que je suis parti enregistrer le mien en Angleterre. Ce fut bien plus facile pour Steve Hackett étant donné que nous sommes tous les deux sur le même label. Un simple coup de fil a suffi et Steve a accepté immédiatement.
Aujourd’hui encore, as-tu un rêve en termes de collaboration ?
Plein ! La liste est longue et je pourrais te citer Robert Plant, Ian Anderson, David Gilmour… J’ai reçu un courrier manuscrit de Brian May dans lequel il me disait grandement apprécier ma musique mais que son emploi du temps l’empêchait, hélas, d’envisager tout projet pour le moment. Cela dit, je me contente de peu. Rien que le fait de recevoir une lettre de sa main, même pour me signifier un refus, c’est magique pour moi (Rires) ! Cette missive, je la garde jalousement maintenant ! J’ai évoqué son existence à Mike Mills, grand fan de Queen devant l’Eternel et il était comme un gamin.
Parlons maintenant de Mike Mills. C’est assez incroyable : Chromatique suit ToeHider depuis plus de deux ans. Sauf erreur, nous avons même été les premiers en France à nous y intéresser, et toi, tu l’embauches ! On connaissait ton flair légendaire quand il s’agit de débusquer de jeunes talents inconnus, mais là…
J’ai lu une chronique sur ToeHider dans laquelle il était fait mention d’éléments rappelant Queen à ses débuts, période dont je suis moi même extrêmement friand. Je suis immédiatement allé sur YouTube où j’ai écouté le titre « To Hide Her » et là, je suis resté scotché sur ma chaise ! A côté de la vidéo, YouTube te fait d’autres suggestions. Il y avait donc celle dans laquelle Mike reprenait « Thick As A Brick » sur un bouzouki tourné à l’envers car il est gaucher. Je ne me suis pas rendu compte sur le moment qu’il s’agissait du même gars. J’ai alors regardé toutes ses vidéos en me disant qu’il me le fallait absolument pour le nouveau Ayreon. Sa reprise acoustique de « Bohemian Rhapsody » a achevé de me convaincre ! Non seulement c’est un tueur, mais en plus son sens de l’auto-dérision est tel que ça ne pouvait que bien se passer. J’étais très nerveux au moment de commencer avec lui, au point d’en faire des insomnies. C’est un gars très timide, posé. Je n’avais planifié que deux jours d’enregistrement. Et pour éviter de me gêner, il m’a dit : « Deux jours ? Ok je suis là pour un mois. Dis-moi quand veux-tu que je sois chez toi ». Et je ne te parle pas de son boulot en studio où il a enregistré les parties à une vitesse. Il a de réelles facilités de compréhension et d’assimilation. C’était un vrai plaisir et au delà de la relation de travail, une amitié est née… Sincèrement, je peux paraître dithyrambique, mais ce gars mérite vraiment d’être reconnu dans le monde entier. Le seul point noir est que sa musique n’est pas vraiment vendable. J’en ai parlé à InsideOut et pour une raison que j’ignore ils se sont montrés très réticents. Probablement parce qu’il est australien et qu’en terme de logistique ça les a un peu effrayés… (sic) Contradictoire en soi car ils ont eu Unitopia dans leur catalogue un long moment…
Venons-en maintenant à la deuxième révélation de l’album : Sara Squadrani. Sans manquer de respect aux autres vocalistes, reconnus dans le monde entier, elle constitue avec Mike la grosse surprise du disque…
J’avais déjà une idée bien précise de ce que je recherchais comme type de personnage : une jeune fille. Mais à cause de mon perfectionnisme maladif, impossible de trouver la personne adéquate, jusqu’à ce qu’un fan m’envoie un mail de quarante liens sur YouTube avec des groupes de metal à chanteuses. J’ai tout écouté et j’en étais là : « Non, non ! Ca n’est pas ce que je recherche ! ». Arrivé au trente-huitième lien, je suis tombé sur Ancient Bards et j’ai eu la révélation ! Je l’ai contactée en lui demandant de me chanter d’autres choses. Elle n’a pas eu froid aux yeux et dans un premier temps elle m’a chanté un extrait pop bien mielleux dont je raffole (Rires). Par la suite, je lui ai envoyé un titre pour voir ce qu’elle pouvait faire. Elle m’a rappelé et s’est mise à chanter au téléphone. Je te passerai les détails sur la chair de poule qu’elle m’a filé. Suite à ma demande elle a accepté de chanter sur The Theory Of Everything, bien qu’elle ne soit pas célèbre. Je l’ai rassurée en lui disant qu’elle était une grande chanteuse et que ça me suffisait. C’est une belle personne. Il y a un DVD qui accompagnera l’album où tu vois les coulisses de l’album et c’est une certaine sensibilité qui, je pense, ne manquera pas de séduire les fans.
A l’inverse de tous les précédents albums d’Ayreon, tu ne chantes pas sur The Theory Of Everything…
Je sais. Mais j’avais sorti Lost In The New Real, un double CD ne comportant au chant que des morceaux d’Arjen Lucassen ! Je me suis dit que les gens étaient fatigués d’entendre ma voix (Rires). Plus sérieusement, Il y a tellement de grands chanteurs sur ce disque qu’il n’y a plus de place pour moi.
Sur 01011001 tu avais mis l’accent sur le côté théâtral de ta musique, lui conférant dès lors une dimension rappelant un peu l’univers des Opera Rock. Y a-t-il des œuvres du genre qui t’ont influencé dans ce domaine ?
Immédiatement. Jesus Christ-Superstar. J’avais dix ans quand c’est sorti. Ce côté théâtral, cette interaction et ce dialogue entre les différents protagonistes… ce fut pour moi une claque monumentale. Il y a un peu de tout ça sur The Theory…, notamment entre Mike Mills & Tommy Karevik qui se sont littéralement approprié leur personnage. Chacun avait des parties très émotionnelles à chanter par moments et j’ai rarement vu des pics de sensibilité, notamment de la part de Mike quand il annonce à son fils qu’il a dû le droguer. Il a approché ça à la manière d’un acteur… j’ai adoré.
Il était surprenant de voir l’excitation autour de The Theory Of Everything, notamment sur les réseaux sociaux. Tu es très doué en communication…
Oui… enfin, toutes proportions gardées, je suis un très bon communicateur virtuel. Ne me parle pas de la vie réelle. Je n’ai pas d’amis, je ne sors pas. Tu pourrais m’inviter chez toi à Paris, je refuserais poliment la proposition. Je vis reclus, comme un ermite. Les gens me prennent souvent en pitié et je les comprends mais vivre ainsi me convient. C’est mon monde. Mais oui, ces concours où il fallait deviner le nom du chanteur invité … j’adore ça ! ça éveille l’intérêt et la curiosité.
Il y a eu beaucoup de noms jetés pour deviner les chanteurs notamment pour Sara Squadrani que tout le monde a pris pour Candice Night (Blackmore’ Night) . Est-ce que par le plus grand des hasards, tu as écouté ceux qui t’étaient inconnus ?
Bien sûr. Je prends le temps d’écouter. Si le nom revient plusieurs fois c’est qu’il n’est pas mauvais donc je m’y intéresse. Pour l’anecdote, tu as mentionné Candice dans ta question : elle devait initialement chanter sur The Human Equation
On sait tous que tu es un geek du son et de la production. Prévois-tu une sortie de l’album en 5.1 ?
J’adorerais. Je ne suis pas sûr pour autant que la maison de disques soit si intéressée que ça. Je l’ai fait pour Actual Fantasy et vu le succès modéré rencontré, je ne pense pas réitérer l’expérience. Peut-être plus tard ? Dans le contexte actuel, ça peut se faire car quatre éditions limitées de l’album sont prévues avec DVD, versions instrumentales et deux artbooks différents. Il faut savoir que mixer un album en 5.1 représente une sacrée charge de travail.
On en arrive à la fin de ce riche entretien. As-tu un message pour nos lecteurs ?
Le retour principal, jusqu’à présent, concernant cet album est qu’il demande plusieurs écoutes pour être pleinement apprécié. Peut-être parce qu’il est fait de quatre longues pièces elles-mêmes divisées en quarante deux morceaux. Comme dit plus haut : quatre pavés de ce genre, c’est l’indigestion assurée. Je ne sais pas si tu es en contact avec Brett Caldas-Lima qui s’est chargé du mastering de l’album. La première fois qu’il a entendu il m’a dit : « Franchement ça va, c’est du bon ». Soit. (Rires). Après une vingtaine d’écoutes nécessaires pour pouvoir faire le mastering il m’a renvoyé un e-mail en me disant : « C’est le meilleur disque que tu as sorti aujourd’hui. Point final ». J’espère que les gens seront aussi patients que lui… Je sais que les albums d’Ayreon de manière générale prennent du temps à être assimilés. Ma plus grande crainte, pour être franc, est que l’auditeur s’arrête après deux, trois écoutes et qu’il ne soit pas convaincu. En tous les cas, converser avec vous est et sera toujours un plaisir.