Toto – 35 ans et toutes ses dents
Quand l’occasion d’interviewer David Paich s’est présentée, nous n’avons pas hésité une seconde. Ce n’est pas tous les jours que nous pouvons tailler le bout de gras avec l’auteur de « Rosanna », « Hold The Line » et « Africa ». A l’occasion du trente cinquième anniversaire de Toto, Chromatique a questionné le génial claviériste, qui a accepté pour nous de regarder dans le rétroviseur, non sans émotion parfois à l’évocation de la mémoire de Jeff Porcaro. Et si le bonhomme est d’une gentillesse extrême, nous n’avons pas pu nous empêcher de le vouvoyer. Un vouvoiement respectueux et de circonstance, car c’est avec un grand Monsieur du rock que la Chromateam s’est entretenue.
Chromatique : Merci infiniment de nous accorder cet entretien. On a plus l’habitude de voir les musiciens de Toto questionnés par la presse dédiée aux musiciens et à un degré moindre, par la presse grand public. Ca vous fait quoi d’être interviewé par un média consacré aux musiques progressives ?
David Paich : Il ne s’agit pas de graisser la patte ici, mais c’est très gratifiant et je vous en remercie. Pour ma part, j’ai toujours eu un pied dans la sphère progressive. J’ai grandi au son des albums de Yes, ELP. Rick Wakeman et Keith Emerson ont été, et sont toujours de très grandes influences pour moi, même si Toto est également marqué par la pop. D’ailleurs, je recommande à tes lecteurs de jeter non pas une, mais deux oreilles, sur Dirty Loops qui mérite vraiment le détour. Mon ami David Foster vient de les signer et je pense qu’il a eu le nez creux à leur sujet. Ce sont devenus des amis et ce qu’ils font, à savoir prendre des titres pop et les réarranger de fond en comble, colle vraiment avec l’esprit progressif. Dans un genre plus proche de l’AOR nous avons eu la chance d’avoir un jeune groupe suédois – qui a ouvert pour nous l’an dernier – nommé Work Of Art. Je les ai trouvés fabuleux ! On dit que la copie est la plus belle forme de flatterie. C’est peut-être vrai mais au delà de ça, je suis admiratif de ces jeunots, ce sont de très bons musiciens bourrés de talent. La connivence était telle que nous sommes devenus de bons amis.
Revenons, si vous le voulez bien, au sujet principal de cet entretien. Tout d’abord, bon anniversaire, Toto ! Trente-cinq ans après la sortie de votre premier album éponyme, vous êtes toujours là et en assez bonne forme. Quel est votre secret pour avoir su toujours rester au top et continuer à susciter curiosité et intérêt ?
Merci pour les vœux ! Je pense qu’on a toujours su garder notre sens de l’humour, y compris dans les heures les plus dures de l’histoire du groupe. Mine de rien, ça joue. Le fait que nous soyons des gens on ne peut plus normaux a également son importance. Cet anniversaire nous permet de revisiter un peu notre musique, de pouvoir partager cela avec nos fans et par la même occasion, de les remercier pour tant de fidélité et de dévouement.
On dit souvent que l’alchimie entre les différents musiciens est la fondation principale d’un groupe. Or dans votre cas, ça a toujours paru d’une telle évidence…
Evidemment, l’esprit de connivence et d’entente musicale a toujours été un fil conducteur. Je dirais même que c’est ce qui nous a permis d’être là aujourd’hui. Mais il n’y a pas que ça. D’un point de vue humain aussi, les liens sont importants. Dans tous les groupes, il y a peut-être un membre avec un ego un peu plus développé que les autres. Dieu merci, nous n’avons jamais connu ce genre de situation (NdlR : Même avec Jean-Michel Byron, qui eut le bon goût (sic) de monter sur scène en tutu rose? ) et il est clair que cela a joué tout au long de notre carrière. Tous les gens qui forment Toto tirent dans le même sens, nous sommes un peu comme une équipe de basket ou d’autres sports collectifs : le but est le même quoi qu’il arrive : la victoire.
Parlons de la tournée à venir. Sur la précédente, vous avez ressorti du placard des titres comme « Lovers In The Night » ou « Human Nature ». A quoi peut-on s’attendre pour celle-ci ?
Elle va plus s’apparenter à un voyage dans le temps. On va piocher dans chacun des albums du groupe. On va forcément se faire plaisir et vous faire plaisir aussi. Je dirais même plus : on va s’imposer un petit défi, à savoir que nous allons sans doute tenter de jouer des titres que nous n’avons jamais joués jusqu’à présent. On a également évoqué l’idée de jouer d’en interpréter certains qui ne font pas forcément partie de notre répertoire, mais pour lesquels nous avons été impliqués en tant que musiciens ou producteurs comme ce fut le cas pour « Human Nature ». On ne manquera pas de surprises.
Comme lors de chacune de vos précédentes tournées, ce sera l’occasion de rendre hommage à Jeff Porcaro…
Depuis sa disparition, chaque concert est un hommage à Jeff. Nous sommes actuellement en discussion avec nos techniciens et scénographes dans le but de mettre en place quelque chose de très particulier en son honneur, histoire de l’impliquer également à cette grande fête. On espère que cela se fera, notamment sur des titres comme « Rosanna » ou « Africa ».
En 1997, votre ami David Garfield a sorti un album hommage à Jeff réunissant la crème de la scène Rock US avec notamment Vinnie Colaiuta, le regretté Carlos Vega, Boz Scaggs, Steve Gadd, Eddie Van Halen, la famille Porcaro, Nathan East, … la liste est longue. On a pu se rendre compte que le talent de Jeff n’avait d’égal que celui du casting présent sur le disque (sans parler des absents comme Bruce Springsteen !). Pour vous, est-ce une marque de reconnaissance ?
Absolument. Lorsque David a mis en place cet album, il n’a pas eu besoin de contacter les musiciens. Ils sont venus d’eux-mêmes pour ce qui est devenu une réunion entre amis. Cela montre la simplicité et l’humilité dont il faisait preuve. Jeff connaissait et aimait beaucoup ces musiciens et vice-versa, je pense notamment à Steve Gadd. Le respect entre les deux hommes était grand et réciproque.
Comment va Mike (Porcaro) ?
Mike s’accroche du mieux qu’il peut (NdlR : rappelons que Mike Porcaro est atteint du syndrome ALS, une forme de sclérose en plaques). Il peut parler … il sait rester drôle mais également sérieux (Rires). Physiquement en revanche ce n’est pas trop ça. La saloperie qui le touche provoque une dégénérescence progressive. A chaque fois que je le vois, je suis mal à l’aise. Mike est mon frère, il jouait avec moi sur scène et aujourd’hui il est immobilisé. Il est bien entouré, par sa famille bien sûr mais également par tous ses amis. Nous espérons un miracle. Depuis qu’il est malade nous avons décidé de lancer une campagne d’information à propos du syndrome ALS. Lors des concerts à venir, à côté des boutiques, vous devriez trouver des stands publicitaires informant sur cette maladie et pour ceux qui souhaiteront, il sera possible de faire un don par le moyen d’une urne dédiée à cet effet. Nous vendrons également l’album solo de Mike et tout l’argent récolté ira directement à sa famille pour lui permettre d’assurer les soins. Enfin, l’un de ses enfants a préparé quelques produits pour la tournée qui seront également en vente sur les stands de merchandising. Comme tu peux le voir, nous essayons tant bien que mal de garder l’esprit Porcaro vivant.
Toto et Paris, c’est une belle histoire d’amour. Vous y avez enregistré et filmé deux concerts et en 1995, vous aviez participé à Taratata. Doit-on se prendre à rêver de vous entendre dire : « Hey les amis, on filme un DVD ce soir ! » ?
C’est encore trop tôt pour le dire. On a effectivement évoqué l’idée de filmer le concert car nous avons toujours aimé Paris. Si tout se passe bien, nous filmerons quelques parties du show. En fait, nous avons une longue histoire d’adultère avec notre public, si je puis m’exprimer ainsi ! Il paraîtrait complètement improbable de ne pas l’inclure dans un potentiel DVD. Pour ce qui est de Taratata, je m’en rappelle effectivement car Gregg Bissonnette remplaçait Simon (Phillips). Si je me souviens bien, nous avions fait un duo plutôt sympa avec Lucky Peterson (NdlR : Quelle mémoire ! Les deux parties avaient effectivement joué une reprise endiablée de « We’ll Be Together » de Sting !). C’était amusant et intéressant à la fois.
C’est connu, les membres de Toto ont toujours été très sollicités pour des sessions studio. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Pour l’anecdote, nous nous sommes rencontrés au lycée avant de créer Toto. On a tous eu la bonne idée d’avoir notre bac avant de commencer à faire des sessions studio. Nous étions à l’époque de jeunes rebelles, qui avions monté un groupe de rock progressif. Puis la voix de la sagesse nous a dit que le studio c’était parfait pour vivre (Rires). Pour répondre à ta question initiale, nous faisons encore des sessions. Pour ma part, il y a environ deux ans j’ai contribué à un album de Rod Stewart et j’ai également produit une reprise d’« Africa » par un groupe nommé Hell Chicano qui a débuté dans les années soixante et qui revient sur le devant de la scène. Quant à Luke, il court plusieurs lièvres à la fois entre albums solo et projets parallèles. Steve Porcaro travaille sur une émission télé intitulée Justified, qui est très suivie aux Etats-Unis. C’est rafraîchissant de pouvoir diversifier ses activités entre les sessions et la production d’autres artistes.
Si vous ne deviez garder qu’un seul souvenir de vos sessions en studio, lequel serait-ce ?
De la carrière de Toto, je me rappelle de la première fois que j’ai entendu « Hold The Line » à la radio. J’étais littéralement comme un dingue ! Nous étions en studio et la radio l’a passé et là, c’était la folie ! C’était un morceau sur lequel j’avais joué mais plus que tout, c’était un titre de Toto, mon groupe ! Quand nous avons été couronnés pour « Rosanna » lors des Grammy Awards, c’était juste impensable et inconcevable… (hésitant un bref instant) Pour en revenir à ta question, car je me rends compte que je l’ai peut-être mal interprétée, tu m’as demandé mon meilleur souvenir en session, n’est-ce pas ? Il y en a un qui me revient immédiatement : je me revois en studio au piano en train d’arranger « The Girl Is Mine » pendant les sessions de Thriller. Imagine : Tu as Sir Paul McCartney assis à ma gauche, Michael Jackson à ma droite avec Messieurs Quincy Jones et George Martin se tenant au bout du piano. Si ça n’est pas une brochette de tueurs, ça ?! J’ai dû me pincer pour y croire ! Par ailleurs, vu que ton site est spécialisé dans les musiques progressives et un peu le jazz, un autre de mes grands moments me ramène à notre participation au Tokyo Jazz Festival. Luke, Simon Phillips et moi même avons jammé avec Messieurs Herbie Hancock, Wayne Shorter & Dave Holland. Rien que ça. Quand j’y repense, je me dis que je suis béni !
Au fil des années, Toto a réussi à rassembler dans son public des musiciens au background différent. Les fans de funk apprécient de longue date « Georgy Porgy » ou « I’ll Supply The Love », tandis que ceux de progressif citent souvent en référence des titres plus alambiqués comme « Jake To The Bone », « Dave’s Gone Skiing » ainsi que l’album Isolation. Pourriez-vous nous dire exactement, en vous replaçant dans le contexte, comment passe-t-on d’un album comme Toto IV à un tel disque ?
Il y avait encore de grands albums qui sortaient à cette époque. Rush aussi surfait sur la vague : ils venaient de finir Signals et Grace Under Pressure. Comme je disais précédemment, Yes et ELP ont toujours eu une place particulière dans mon cœur et nous ont beaucoup influencés, Steve Porcaro et moi-même. C’est pourquoi on a cherché à reproduire à notre niveau cette extravagance présente dans leur musique. Le résultat s’appelle Isolation.
Toutes les bonnes choses ont une fin. Alors, le mot de la fin vous revient de droit…
Que dire… ? Cela fait maintenant trente cinq ans que nous vivons un rêve éveillé. Et cela uniquement grâce à vous. Cet anniversaire sera une occasion parfaite de faire la fête tous ensemble. J’ai passé un très bon moment à répondre à tes questions, notamment sur tout ce qui touche aux musiques progressives. Je vous donne rendez-vous en juin prochain pour ce qui sera une soirée mémorable. A bientôt.