Marc Ducret Tower-Bridge
21/11/2012
Pôle Sud - Strasbourg
Par Jean-Philippe Haas
Photos: Jean Isenmann
Site du groupe : www.marcducret.com
La vingt-septième édition du festival strasbourgeois Jazzdor s’ouvre une fois encore à l’audace, à la multiplicité des talents de la galaxie jazz. La prise de risque et la volonté de s’adresser à tous prend le pas sur la vision élitiste du genre et sur les considérations trivialement budgétaires. Le Tower-Bridge de Marc Ducret fait figure d’icône de cet esprit-là. On imagine sans peine que le montage d’une tournée comme celle-ci a dû représenter un casse-tête logistique et financier. Et pourtant, grâce à la foi et à la ténacité de certains organisateurs, la troupe jouera sur dix dates. Strasbourg et Jazzdor est l’une d’entre elles.
Rappel des épisodes précédents : Marc Ducret a composé depuis 2008 trois albums (chroniqués par les bons soins de notre Mathieu Carré) inspirés d’une scène du roman « Ada » de Nabokov. Sans entrer dans les détails de la genèse de cette œuvre monumentale, disons que l’homme a tenté non pas de mettre en musique le texte, mais de transposer sous une forme soigneusement réfléchie la scène, dans laquelle sont notamment évoquées les fameuses idées de tower, real thing et bridge. Trois disques sont pour l’heure nés de ce concept : Tower Vol. 1, Tower Vol.2 et … Tower Vol. 4 ! Le numéro 3 sera enregistré à Pôle Sud, scène où le guitariste joue ce soir les compositions de cette tétralogie encore inachevée. Il est entouré de trois orchestres nommés Real Thing #1, #2 et #3, assemblés au fil des disques et des concerts.
Joliment garnie aux trois quarts, la salle de spectacle accueille un public très bigarré et de tous âges. La réputation de Ducret l’a précédé, la curiosité suscitée par son projet a fini de convaincre les spectateurs de la nécessité d’être présents ce soir pour voir l’artiste comme seul électricien au milieu d’une formation exclusivement acoustique. Un défi pour Céline Grangey, l’ingénieur du son, relevé haut la main. Planté au centre de la scène (qui pour l’occasion semble plutôt exiguë !), entouré de deux parenthèses concentriques de musiciens, Ducret se pose en interprète et discret chef d’orchestre de son œuvre. Dès l’ouverture du concert, une communication imperceptible s’établit entre le piano, le violon et la guitare, puis s’élargit progressivement aux autres instruments. La machine est lancée. A des années-lumière de certains délires bruitistes de Zorn, par exemple, la musique s’anime d’un pouls souvent irrégulier, saccadé, mais synonyme d’une intense ardeur de vivre. Les vrombissements et syncopes du saxophone basse de Frédéric Gastard sous-tendent régulièrement l’édifice et viennent donner un surcroît de puissance aux déflagrations des cuivres, rivalisant avec un trio percussif très versatile. Impassibles à l’image du saxophoniste alto Tim Berne ou animés d’un balancement de hanches, de tête ou d’un battement de pied, les douze musiciens font preuve d’une maîtrise étourdissante, malgré les méandres de la partition. Et lorsqu’on est sur le point de perdre le fil et que la perplexité s’installe, lorsqu’on pense avoir affaire à des interprètes qui jouent chacun dans leur bulle, soudain le battement vital de la créature reprend, imprévisiblement, sous les traits d’un monstre sonore, tentaculaire et omniprésent… La première partie du concert aura laissé les spectateurs dans une expectative fébrile, la seconde les comblera au-delà de toute attente. Les paisibles errances succèdent aux explosions, les échanges aux unissons, les batailles rangées aux manifestations de fraternité. Les thèmes circulent entre les orchestres, réapparaissent sous une forme ou une autre, de manière évidente ou dissimulés au sein de variations. Marc Ducret crée là quelque chose de neuf, d’inédit, de passionnant.
S’il est une chose qu’il faut retenir, c’est le tour de force accompli par le guitariste : d’une base très écrite, très intellectualisée, Ducret a produit une œuvre puissante et immédiate, un champ gravitationnel qui absorbe littéralement l’attention du spectateur et mobilise tous ses sens, quand bien même il ignore tout sans doute des intentions réelles du compositeur. On quitte la salle presque à regret, avec le sentiment qu’on n’a pas eu le temps de tout comprendre. Et qu’on en reprendrait bien une seconde fois.