Patrick Forgas – Canterbury à la française
Patrick Forgas persiste, signe et rencontre enfin le succès qu’il mérite dans sa grande oeuvre : la préservation, non passéiste du Canterbury à la française. Retour sur la carrière d’un monstre sacré du genre, de ses débuts à Paris dans les années jazz rock et zheul à la consécration au NEARfest en 2010, des frères Bogdanov à la signature sur le prestigieux label Cuneiform…
Chromatique : Tu as commencé ta carrière en 1977 avec Cocktail, petite pépite de jazz-rock groovy. Peux-tu nous reparler de cette époque ?
Patrick Forgas : Ce premier disque est apparu à la fin de l’âge d’or du rock progressif. J’ai eu la chance de faire partie des quelques Français à bénéficier de ce privilège, et la malchance de ne pas pouvoir développer ma musique sur la durée, comme Magma avait pu le faire par exemple. Mon label de l’époque, Gratte-Ciel, était trop marginal et a déposé le bilan au moment où j’achevais de composer ce qui aurait dû être mon deuxième album.
Comment as-tu vécu les années quatre-vingt ?
Ce fut une période terriblement frustrante. J’avais vendu ma batterie, et j’ai essayé de me reconvertir en tant que chanteur, guitariste et auteur-compositeur. En 1982, j’ai signé avec CBS pour faire un simple. Je savais instinctivement que je n’avais pas le talent suffisant en tant que chanteur pour réussir dans cette voie. Je me suis donc planté – tant mieux ! C’est avec ce genre d’expériences qu’on voit plus clair dans ses envies. Dans les années qui ont suivi, j’ai essayé de me reconstruire financièrement en me préparant au moment où je pourrais reprendre mon cheval de bataille – ma vraie musique. Heureusement, elle est intemporelle ; c’est pourquoi j’ai pu la laisser de côté pendant quelques années pour la faire revivre dans des circonstances plus favorables.
En 1990, tu est revenu avec un deuxième album, L’Oeil . Comment a-t-il été reçu à l’époque ? Ce titre énigmatique a-t-il une signification particulière pour toi ?
Le titre fait référence à un problème de santé que j’ai subi en 1980, au moment où j’envisageais de quitter la France sur un coup de tête après une rencontre amoureuse. La fille en question venait de quitter un cabaret parisien réputé où elle travaillait comme danseuse et chanteuse et voulait rejoindre des amis à Sydney. Je me suis laissé complètement envoûter par elle, jusqu’à revendre ma batterie pour payer le billet d’avion. Peu de temps avant de partir, je me suis levé un matin et stupeur, je ne voyais presque plus rien d’un oeil ! J’avais perdu sept-dixièmes des suites d’une choriorétinopathie. J’ai été obligé de rester à Paris pour me soigner et renoncer à ce grand voyage. C’est en référence à cet épisode que j’ai appelé mon album suivant L’oeil . Il ne faut pas le voir comme la suite logique de Cocktail , plutôt comme ma réapparition musicale. J’avais fait la connaissance d’Alain Juliac en 1988 – je profite de l’occasion pour lui rendre hommage, car il est malheureusement décédé en janvier – c’est une immense perte pour moi, car il n’a jamais cessé de me soutenir tout au long de nos vingt ans d’amitié. C’est par son biais j’ai entamé une collaboration avec Muséa. L’album lui-même a été réalisé dans des conditions minimales, sur un Teac 4-pistes dans une chambre de bonne, avec trois bouts de ficelle. De vieux copains musiciens comme Jean-Pierre Fouquey, Didier Malherbe, Laurent Roubach ou Patrick Tillemann ont accepté de venir me prêter main forte.
Après deux albums chez Muséa, tu es passé chez Cosmos Music (également site de VPC progressif bien connu) pour les deux premiers Forgas Band Phenomena. Pourquoi cette transition ?
Après un autre disque suivant la même formule, Art D’Écho , j’ai décidé de me remettre à la batterie et de reformer un groupe en 1993. Après quelques remaniements, celui-ci, qui s’appelait alors Villa Carmen, a donné un premier concert à la MJC de Montrouge en 1995. Quand est arrivé le moment de rentrer en studio, Muséa n’était pas prêt à prendre en charge les frais d’enregistrement. Au même moment, Cosmos Music se montait, avec une partie label à côté de la VPC, et c’est ainsi que Roue Libre en 1997, puis Extra-Lucide en 1999, ont été produits. Le premier a bénéficié de la présence de Mireille Bauer, l’ex-percussionniste de Gong, du bassiste Philippe Talet, ex-Abus Dangereux, du claviériste Stéphane Jaoui, ex-Xaal, et d’un jeune guitariste prodigieux, Mathias Desmier, très marqué par Allan Holdsworth. Mathias a été le seul musicien à rester à mes côtés pour l’album suivant, sur lequel on entend notamment Denis Guivarc’h, virtuose du sax alto connu pour sa longue collaboration avec Magic Malik.
Depuis Soleil 12 (2005) vos disques sortent chez Cuneiform. Comment a été initiée cette collaboration ?
Un nouveau Forgas Band Phenomena s’est constitué en 2004 et a fait ses débuts lors de la deuxième édition des Tritonales, le festival de musiques progressives du Triton. Steve Feigenbaum, le patron de Cuneiform, était présent. Il connaissait déjà ma musique, ayant distribué mes disques précédents aux États-Unis, mais il a beaucoup apprécié ce concert, et suite à l’enregistrement d’un second spectacle au Triton l’année suivante, il nous a proposé de publier le résultat, qui est devenu Soleil 12.
Signer avec ce label t’a-t-il permis de toucher un public plus large ? Quelles sont les conséquences directes de cette signature sur ta carrière ?
Cuneiform a une forte réputation internationale, et m’a permis de bénéficier d’une bonne distribution ainsi qu’une promotion efficace, qui s’est concrétisée par un grand nombre de chroniques et d’articles dans la presse spécialisée. Cette collaboration est un gros point positif qui compense un peu le fait qu’il reste difficile de trouver des concerts. C’est aussi une preuve de confiance motivante pour entreprendre l’énorme travail que représente chacun de ces albums, et continuer à avancer et à progresser.
Peux-tu nous parler des membres du FBP actuel ?
Pour la première fois, j’ai réussi à conserver pendant cinq ans la même équipe, et faire deux albums consécutifs avec elle. Je me demande souvent si je serais capable de donner autant à quelqu’un d’autre qu’à mes musiciens et ma musique. Je n’en sais rien, mais le principal, c’est que ça fonctionne à merveille avec eux, et ça nous fait tous progresser. Je pense leur donner ce qu’ils recherchent, c’est-à-dire un défi qui les fasse progresser. Ma musique, parce qu’elle donne la parole à chaque musicien, favorise l’entente et l’amitié. Pour dire quelques mots sur chacun Igor [Brover] est un pianiste en partie autodidacte, dont la personnalité est marquée par ses origines juive et russe, toujours pleine de surprises ! Dans ce genre de musique, il est difficile de trouver un clavier qui assume un tel répertoire avec humour. Kengo [Mochizuki] est un être pur, comme sorti d’un conte de fées. Son éducation japonaise, axée sur la discipline et la rigueur, donne à son jeu de basse une justesse et une précision irréprochables. Je ne pouvais pas tomber mieux en tant que batteur. Karolina [Mlodecka] est elle aussi marquée par ses origines, polonaises en l’occurrence, et son jeu de violon possède un feeling incroyable, mélange de précision et de swing, toujours avec une personnalité bien à elle. Benjamin [Violet] m’impressionne par sa facilité déconcertante. Lors de nos premiers contacts, je l’ai trouvé assez réservé ; heureusement, la suite des événements m’a donné tort, comme le montre sa prestation sur le DVD. Quand il commence à jouer, on a du mal à l’arrêter ! Son travail sur Acte V est vraiment exceptionnel. Dimitri [Alexaline] est un trompettiste à la fois aérien et maître du rythme, qui fait merveille autant dans les passages un peu free que les ambiances plus mélodiques. C’est aussi un garçon assez facétieux mais qui sait retrouver son sérieux quand il le faut. Enfin, Sébastien [Trognon] joue de toutes sortes de saxophones, et même un peu de flûte ; c’est un musicien d’une énergie terrassante, capable tantôt de jouer sur la chaleur du son, tantôt de partir dans des délires venus d’une autre planète. Il sait donner ce qu’il faut au bon moment.
En 2009, L’Axe Du Fou sort, et obtient un excellent succès critique. Quel était ton projet avec cet album ?
Je voulais avant tout donner à entendre notre pleine puissance de feu. Je souhaitais monter d’un cran pour donner davantage la parole à notre guitariste, Benjamin Violet, dont la prestation a, je crois, surpris beaucoup de gens ! Il possède une vélocité majestueuse qui tient beaucoup au fait qu’il a débuté la musique par le violon, à l’âge de cinq ans. Je cherchais depuis toujours un guitariste qui ait à la fois un tempérament hendrixien et la capacité d’affronter les mesures impaires, et je l’ai trouvé avec lui. Depuis les années soixante-dix, le niveau des musiciens a énormément évolué. C’est ainsi que j’ai pu m’entourer de gens qui sont à la fois de redoutables solistes, des accompagnateurs d’une grande rigueur rythmique, et capables de se glisser dans des ambiances extrêmement variées.
Vous avez été invités au très prestigieux NEARfest aux États-Unis en 2010, pour une prestation qui fut filmée et qu’on retrouve maintenant en DVD avec le nouvel album…
Ce concert, j’en rêvais depuis longtemps ! Nous avons été accueillis comme des rois. L’équipe du festival était très professionnelle, et la salle remplie d’un public de vrais connaisseurs. Nous avions conscience que ce concert était la chance de notre vie pour marquer les esprits. Et tout s’est formidablement bien passé, à partir de l’annonce « à l’américaine » de Tom Gagliardi, de l’émission Gagliarchives, avant notre montée en scène, jusqu’au rappel réclamé par mille spectateurs debout pour manifester leur enthousiasme. Les Américains ont le mérite, quand ils vous aiment, de vous le faire savoir ! Quelques minutes plus tard, nous avons vécu un grand moment d’émotion en découvrant la file d’attente pour la séance de dédicaces, qui a duré plus d’une heure. Je crois que nous avons vendu 150 CD d’un seul coup ce jour-là ! À notre retour à Paris, nous avons ressenti un grand vide. Heureusement, notre concert au Sunset le 15 février nous a rassurés par son succès en prouvant qu’il existe bel et bien un public pour cette musique, et pour la nôtre en particulier!
Comment as-tu composé le matériel d‘Acte V ?
L’inspiration de ma musique provient essentiellement de la période où je n’en faisais plus, c’est-à-dire des années quatre-vingts. Les titres des morceaux renvoient souvent à mon vécu de l’époque et aux symboles qui s’y rattachent. Au début des années quatre-vingt-dix, j’ai beaucoup fréquenté l’Institut Métapsychique International où j’ai assisté à des dizaines de conférences sur les sujets les plus divers. Je me passionne aussi pour l’ufologie, ayant du mal à imaginer que nous soyons seuls dans l’univers ! Au milieu des années quatre-vingts, j’ai d’ailleurs collaboré avec les frères Bogdanov en signant des musiques pour leur émission Temps X. Concernant Acte V , je rends hommage au surréaliste Raymond Roussel, qui était proche du fameux alchimiste Fulcanelli qui, disait-on, avait découvert le secret de l’immortalité.
Aymeric Leroy collabore avec vous depuis plusieurs années maintenant. Quel est son rôle dans le Forgas Band Phenomena actuel ?
Nous nous connaissons depuis 1994, lorsqu’il avait signé un article sur moi dans sa revue Big Bang. Il a ensuite été partie prenante de l’aventure Cosmos Music avant de me mettre en contact avec Cuneiform avec lequel il collabore régulièrement en signant des livrets, notamment de CD de Soft Machine. Il gère aussi notre présence sur internet et participe activement à la production artistique des disques. C’est aussi lui qui a supervisé la production (montage et mixage) du DVD. Nous sommes très différents, mais nous nous complétons très bien. Nous aimons tous les deux les mêmes musiques, en particulier l’école de Canterbury qui reste unique en son genre avec des groupes essentiels comme Soft Machine, Caravan, Gong ou Hatfield and the North. Autodidacte intuitif et instinctif, je me reconnais parfaitement dans cet état d’esprit. Cette affinité musicale est la base de notre complicité qui a beaucoup apporté à la longue aventure du Forgas Band Phenomena. Nous avons des personnalités très différentes, mais très complémentaires aussi. Par ailleurs, Aymeric est un journaliste chevronné à la culture musicale impressionnante et compte parmi les grands spécialistes du rock progressif, comme le prouvent ses ouvrages sur le sujet.
Quels sont vos futurs projets ?
Pour l’instant, nous espérons recommencer à jouer régulièrement sur scène. Notre concert de rentrée à Paris nous a donné un gros coup de fouet et nous sommes impatients de remettre ça ! J’espère évidemment que le nouvel album et le DVD du NEARfest feront leur effet sur les programmateurs de salles et de festivals, car même si nous peaufinons au maximum nos enregistrements en studio, cette musique est vraiment faite pour être jouée en live. Je crois que la réaction du public, toujours très enthousiaste, nous donne raison sur ce point.
Quels sont les groupes actuels que tu écoutes ? Y-a-t-il d’autres formations dont tu te sens proche aujourd’hui?
Malheureusement, je n’écoute pas grand-chose d’actuel, principalement en raison du fait que je passe beaucoup de temps à composer ma musique ! Quand j’en écoute, ce sont souvent des vieux groupes, avec une préférence pour les DVD live qui permettent de les revoir en action à la grande époque. J’ai revu récemment le numéro de Chorus, l’émission d’Antoine de Caunes, consacré à Captain Beefheart. J’avais eu le privilège de passer quelques minutes avec lui dans sa caravane – un grand moment !
Merci Patrick pour tes réponses !