– Le Canterbury
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FOCUS : LE CANTERBURY
Hugh Hopper est mort le 7 juin 2009, à l’âge de soixante-quatre ans. C’était un personnage d’envergure qui, il y a près de quarante-cinq ans, lançait la scène dite de Canterbury, en compagnie de musiciens aussi importants que Robert Wyatt, Daevid Allen ou Richard Sinclair. A l’occasion de cette triste disparition, Progressia propose une visite guidée d’un faux genre qui connut des heures de gloires et qui continue d’exister dans l’esprit des fans. Le Canterbury… où l’on apprend que le Canterbury n’est jamais vraiment venu au monde, mais qu’il est bel et bien vivant… Le Canterbury n’existe pas. Cette manière de présenter les choses est certainement provocatrice mais loin d’être dénuée de sens. Car en analysant l’histoire ou le son de cette scène, en synthétisant les témoignages d’acteurs historiques, il faut se rendre à l’évidence que le Canterbury n’est qu’une étiquette approximative qui rassemble des ingrédients très — trop ? — hétérogènes. Comme bien des nomenclatures musicales, le terme Canterbury a été inventé et utilisé pour des raisons plus pratiques qu’objectives, pour désigner une réalité mouvante et en renouvellement permanent, qui échappait aux définitions. Pourtant, l’idée de l’existence d’un tout ordonné définissant cette scène persiste. Pour y voir plus clair dans ce brouillard anglais, il est nécessaire de pointer quelques éléments historiques. Quant au reste, notamment le style, les contours de cette musique sont en réalité aussi insaisissables que le dos d’une vague perdu au milieu de l’océan, entre faits fragiles et illusions d’optique. De fait, Soft Machine et Caravan sont les deux seuls groupes purement « canterburiens », même s’ils incarnent deux expressions musicales finalement assez différentes. Très vite, le rapport avec la vieille ville du Kent devient flou, car si d’autres formations phares se constituent (Hatfield and the North, Egg et plus tard National Health), elles émigrent presque toutes à Londres. Enfin, l’habitude est prise par les musiciens historiques de jouer régulièrement dans les différentes formations fondatrices, créant ainsi de nombre de filiations plus ou moins fidèles aux canons de départ. Le son Canterbury Si les origines de cette scène peuvent être identifiées, le son qui lui est associé reste généralement difficile à définir. Pourtant le Canterbury, au même titre que la zeuhl ou le Rock in Opposition, a ses adeptes. Le jazz est l’élément commun le plus incontestable. Souvent d’expression instrumentale, le Canterbury privilégie également un chant à l’accent et à l’humour so british. Il existe en outre une prédilection évidente pour le clavier électrique, le Fender Rhodes en particulier. Tous ces ingrédients se retrouvent néanmoins dans des proportions variables. Chez Gong, par exemple, l’univers space et psychédélique est entièrement bâti sur le son de la guitare de Daevid Allen… Comme certaines philosophies orientales procèdent pour cerner un problème difficile, il peut être intéressant de tirer un portrait en négatif du Canterbury. Concernant l’humour, un fan dénommé Michaël Bloom précise « Je pense que Henry Cow mérite d’être assimilé à la scène Canterbury. Je base cette réflexion sur l’idée que je me fais de cette école. C’est-à-dire une forme d’humour particulier autant qu’une étrangeté mélodique et rythmique ». C’est pourquoi il trouve peu judicieux d’assimiler Seven de Soft Machine au Canterbury : l’album ne serait pas assez drôle ! Le Canterbury existe-il donc vraiment ? Comme l’a fait remarquer un fan en plaisantant : il est plus pratique d’utiliser cette jolie étiquette qui sent bon la vielle Angleterre que de dire « la musique qu’ont continué à jouer les musiciens de The Wilde Flowers après leur dissolution en 1967 ! » Soit. Les quelques incontournables Au rayon des œuvres les plus caractéristique du style se place d’emblée The Rotters’ Club, avec ses chansons ironiques au caractère très british, pulsions jazz à gogo entremêlées sans que ne transparaisse jamais une écriture hyper-complexe. Décapant et revigorant, voila bien l’esprit incarné du Canterbury. Un des plus fabuleux chefs-d’œuvre de la pop musique. Cet album dépasse voire transcende sans aucun doute le cadre brumeux du Canterbury. Robert Wyatt y livre crue son âme, en chantant avec une intensité exacerbée, encore jamais atteinte (et pour cause, le batteur vient de perdre l’usage de ses jambes). Quand à l’écriture des titres, elle est d’une modernité et d’une beauté prodigieuse. Son affiliation avec le Canterbury réside sans conteste dans ce jazz avant-gardiste interprété par une superbe brochette de musiciens « historiques » et des textes particulièrement surréalistes. « Un album soit adulé, soit incompris » dit un critique. Effectivement. Un excellent choix pour illustrer le propos, même si son successeur In the Land of Grey and Pink (1971) obtient bien plus de reconnaissance. Tout en conformité avec les valeurs stylistiques du genre en déroulant une fraîcheur et un humour incomparable, cet album sait rester inventif de bout en bout. Le folk progressif de Caravan y atteint une merveilleuse dimension pop, frappée par ce sceau baroque et aristocratique franchement décalé qui fait leur signature. Un grand disque de musique à redécouvrir, où coule la sève Canterbury la plus pure. Un dernier album qui boucle une trilogie fondatrice en beauté, et révèle la cocasserie salvatrice de leurs géniteurs, Daevid Allen et Gilli Smyth en tête. Il est beau, complètement allumé, protéiforme, iconoclaste et, ce qui ne gâche rien, admirablement produit. You mérite bien des qualificatifs. S’il y a bien une injustice quand à la reconnaissance de certaines œuvres par la postérité, il faut admettre que ce disque en est le tragique exemple, de naissance trop tardive pour que l’on s’intéresse à lui, alors que les ténors du rock progressif se meurent sous le poids d’un ego qui ne fait plus recette. Pourtant, cet album époustouflant aurait largement mérité de s’épanouir sous les feux de la rampe, plutôt que de se cantonner aux oreilles du seul cercle des initiés. Il explore les entrailles du Canterbury avec tous les outils du genre : claviers brillants, écriture complexe et hors normes, le tout dans un équilibre parfait entre sophistication extrême et brise champêtre. Ce qui fait de Of Queues and Cures une œuvre aussi mystérieuse qu’attrayante, un must dans lequel une immersion totale s’impose. Après avoir quitté Soft Machine, le bassiste Kevin Ayers se met à son compte et se lance dans une carrière solo au long cours. Ce sera l’occasion pour lui de développer toute la saveur de son univers farfelu. Rythmées par sa voix profonde et chaude, un brin cocasse, les compositions révèlent un musicien à son aise sur des formats courts au goût folk, où l’on retrouve à grande échelle la saveur caustique du Canterbury. Voilà une autre victime à mettre au tableau des albums maudits. Ignoré par la critique, cet album fait pourtant mieux que n’importe quel groupe néoclassique en vogue dans les années soixante-dix. Les quatre titres de ce disque fabuleux fusionnent sans efforts jazz, musique contemporaine et avant-garde, tout en se prêtant à des inventions rythmiques bluffantes. Près de quarante plus tard, si le son a vieilli (ce qui confère tout son charme à l’album), il surclasse bien des œuvres emblématiques comme celles d’ELP, et laisse entrevoir toutes les richesses à venir d’une autre école : le Rock in Opposition. Il aurait été tout aussi pertinent de choisir Two, davantage « canterburien », c’est-à-dire spontanément plus accessible. Mais parler du Canterbury et passer sous silence un album comme Third pourrait paraître maladroit. Cet album live à l’allure d’album studio a laissé une trace indélébile. Dans le genre dynamitage des conventions, il n’a pas fait les choses à moitié en explorant, sur de longues plages free noyées dans les vapeurs des psychotropes, une fusion novatrice. Jazz, rock, psychédélique : « Third » reste un album proprement inouï. Christophe Manhès |