ENTRETIEN : JORDAN RUDESS
|
|
Origine : Etats-Unis Style : Metal progressif Dernier album : The Road Home (2007) |
Il n’est pas le membre le plus bavard de Dream Theater et pourtant, nous avons tenu à nous entretenir avec un des claviéristes majeurs du rock et metal progressif contemporain, lors de la venue de Dream Theater à Clermont-Ferrand, le 26 juin dernier. A l’heure où The Road Home arrive dans les bacs, voilà une occasion d’en apprendre un peu plus sur le cinquième homme. Nach, claviériste du groupe Awacks était de la partie pour les questions plus techniques concernant le jeu et le matériel du maître.
Progressia : Ton nouvel album solo sort le 12 septembre prochain chez Magna Carta. Peux-tu nous en dire un peu plus ? Jordan Rudess : Cet album a été fait avec amour. J’ai décidé de piocher parmi mes chansons de rock progressif préférées pour les reprendre à ma manière. J’ai choisi les titres qui avaient le plus d’importance pour moi et, vu la longueur de certains, je n’ai pas pu en retenir beaucoup. Par exemple, j’ai voulu jouer « Tarkus » d’Emerson, Lake and Palmer dans son intégralité et, avec mes arrangements, ce morceau avoisine les vingt-trois minutes.
Peux-tu nous parler de cette liste impressionnante d’invités ? Je suis très fier de ces invités prestigieux. Rod Morgenstein s’est chargé de la batterie et j’ai invité quatre guitaristes et quatre chanteurs. Parmi les guitaristes, je suis aussi très fier d’avoir découvert un nouveau talent venu d’Allemagne : Ricky Garcia qui joue avec Lafee, groupe de metal gothique très connu là-bas. Il y a aussi Marco Sfogli qui a été découvert par James Labrie, il y a quelques temps, Ed Wynne du groupe Ozric Tentacles et Bumblefoot de Guns N’ Roses. Quant aux voix, j’ai réussi à réunir l’ex-chanteur de Spock’s Beard, Neal Morse, et l’actuel, Nick D’Virgilio. Kip Winger chante aussi beaucoup sur cet album. Enfin j’ai invité Steven Wilson de Porcupine Tree. J’ai moi-même tenu à le faire sur « I Talk to the Wind » de King Crimson, en duo avec le fameux Bert Baldwin, qui se charge des chœurs. Voilà pour la liste des invités. Avec leur aide, j’ai voulu rendre hommage à Yes, Gentle Giant, ELP, Genesis et King Crimson.
Que peux-tu nous dire sur l’incroyable Bumblefoot ? Comment s’est-il retrouvé à jouer sur ton album ? Pour être honnête, je n’avais jamais entendu parlé de lui avant d’avoir une conversation avec Mike Varney de Magna Carta. Nous étions en train de choisir des guitaristes pour jouer sur l’album et Mike m’a suggéré Bumblefoot. Je lui ai répondu : « Quoi ? Qui ? ». Il m’a dit que Bumblefoot était excellent, capable d’apprendre et de jouer n’importe quoi. En fait, je le connaissais sous le nom de Ron Thal, puisqu’il y a quelques années, une des personnes qui transcrit ma musique, Jordan Baker, m’avait parlé de ce musicien qui sait faire des trucs incroyables. Mais je n’avais jamais entendu le nom « Bumblefoot » et ne savais pas qu’il jouait avec Guns N’ Roses. Je suis allé visiter son site et ai découvert son univers. Je lui ai laissé carte blanche sur l’album afin qu’il puisse développer son jeu si différent, si unique.
Joue-t-il sur plusieurs titres ? Oui, sur une chanson de Gentle Giant et sur un titre d’E.L.P. Ce sont deux interventions géniales.
Comment est née ta passion pour le rock progressif ? Quels sont tes premiers souvenirs ? Quand j’étais au lycée et que j’étudiais la musique classique à Julliard, j’avais un certain nombre d’amis qui écoutaient Genesis, Gentle Giant et tous ces pionniers du rock progressif. Cela les amusait beaucoup d’essayer de me convertir à ce genre musical, moi qui ne jurais que par la musique classique. L’album qui m’a le plus touché à l’époque et donc, le plus influencé, est Tarkus d’Emerson, Lake and Palmer, à cause de la place prépondérante des claviers. Il est pour moi la preuve que cet instrument peut occuper autant d’espace qu’une guitare et ce, avec autant de puissance, grâce aux accords suspendus et aux accords de quinte notamment. Le novice de seize ou dix-sept ans que j’étais était très impressionné par les sons des claviers utilisés, comme certains peuvent l’être aujourd’hui par ceux que j’utilise dans mes albums (rires) !
Es-tu revenu à tes racines progressives pour échapper quelques temps au déluge de metal que tes compères de Dream Theater t’ont fait subir avec Train Of Thought ou, plus récemment, avec certains titres de Systematic Chaos? As-tu fait une overdose de metal ? Il est vrai que je ne suis pas très metal et j’en fais bien assez avec le groupe pour ne pas avoir besoin d’en faire encore sur mes albums solos. Je prends du plaisir à jouer ce style avec Dream Theater, je trouve ça cool, mais vous ne me croiserez jamais dans un festival de metal, ce n’est pas ma tasse de thé. Je préfère revenir à mes anciennes amours ou écouter, soit de la musique classique, soit de la musique électronique. Et cela se ressent dans mon jeu, je pense.
En parlant de ton jeu, comment décrirais-tu le style « Rudess » ? Très intéressant… Je fais tellement de trucs différents… Je dirais que mon jeu de piano, surtout quand il est isolé, ou mes envolées leads sont très caractéristiques du style « Rudess chez Dream Theater » alors que sur mes albums solos, il est plus orienté rock progressif. Pour résumer, il est très varié et va des arpèges de piano très coulants aux sons plus progressifs et électroniques, le tout étant toujours très chargé au niveau orchestrations. J’adore superposer les couches musicales, mélanger plusieurs sons et surtout, expérimenter. J’ai d’ailleurs quelques sons très gras et saturés que j’utilise avec Dream Theater.
Et le côté « ragtime » vient s’ajouter à tout cela aussi, non ? Oui, en effet. Le ragtime est une des nouveautés que j’ai amenées au sein de Dream Theater lorsque nous écrivions des parties progressives très techniques. Ces petits interludes apportent une sorte de soulagement comique, comme pour atténuer le côté sérieux du metal progressif. Je pense que les gens aiment bien ces petits passages, cela leur fait du bien.
Parlons un peu de tes solos : sont-ils le fruit d’improvisations ou préfères-tu les écrire de A à Z ? Ce processus est assez spécial chez moi. Je commence souvent par improviser et, même s’il en ressort de bonnes choses, je ne suis jamais totalement satisfait du résultat. Alors j’improvise et improvise encore, et au fil des prises, je deviens de plus en plus exigeant : j’analyse chaque séquence, chaque note, pour enfin subdiviser mon solo en plusieurs parties. Ensuite, j’enregistre les parties une à une, en recommençant tant que le résultat n’est pas parfait, puis je les assemble les unes aux autres. C’est seulement après tout ce travail préliminaire que je peux enfin être fier de mon solo et le garder. Un bon solo me demande donc des heures de travail et beaucoup de transpiration. (rires)
Il est donc important de s’arrêter à un moment donné… Oui, tout à fait. Il faut s’avoir dire « stop » et écouter ce que l’on a fait.
Octavarium a montré ta passion pour les claviers analogiques, une passion qui ne date pas d’hier puisque tu as toujours utilisé des Moog … En fait, ce sont des claviers conçus par Synthesizers.com, pas par Moog, même s’ils s’en sont inspirés…
En tout cas, tu ne peux plus cacher cette passion depuis Octavarium avec notamment l’énorme clavier analogique que tu emportes sur scène depuis cet album. As-tu utilisé ce « monstre » sur The Road Home ? Non, en fait il est entreposé chez mon gourou technique Richard Leinhart qui en prend grand soin entre chaque tournée. J’aurais bien aimé l’utiliser sur cet album mais il n’aurait pas tenu dans mon studio. En outre, j’ai bien assez de claviers dans mon studio et il est facile d’émuler le son produit par les claviers analogiques.
A ce sujet, certains sons sur Systematic Chaos auraient, eux aussi, très bien pu être émulés par des claviers plus modernes, alors pourquoi avoir choisi d’utiliser tes claviers analogiques ? Comme on peut le voir dans le DVD bonus, il y a une section de « In The Presence Of Enemies » enregistrée avec une sorte de minimoog (NdR : synthétiseur analogique monophonique, inventé par Robert Moog et devenu un standard du genre). Ce fut un de mes premiers instruments et j’aime vraiment son côté spontané. Les sons sont très organiques et peuvent être contrôlés en temps réel. Bien sûr, j’aurais pu imiter ce genre de son avec des claviers plus modernes mais le résultat n’aurait pas été aussi authentique, notamment au niveau du « portamento » (NdR : Propriété permettant d’entendre toutes les fréquences sonores situées entre deux notes en un temps fixé ou réglable. Cet effet imite le glissement d’un doigt sur une corde de violon). Je me suis simplement contenté de rajouter un peu de delay par la suite. Lorsque j’enregistre un album, j’essaie de prendre des sons à droite, à gauche. Utiliser des claviers plus modernes, comme mon Korg Oasys, équivaudrait à choisir la solution de facilité. Je gagnerais certainement du temps, mais cela gâcherait le plaisir de créer des sons.
Il faut par conséquent bien connaître chaque instrument et ses particularités… Oui, cela ne me pose pas de problème. Je sais exactement où chercher un son au moment où j’en ai besoin. Par contre, pour des raisons évidentes, j’utilise mon Oasys sur scène. Avant chaque tournée, il me faut donc passer du temps à reprogrammer les sons sur le Korg.
Hormis l’Oasys, as-tu de nouveaux jouets sur scène ? J’adore amener de nouveaux jouets ! J’ai, par exemple, cette réplique moderne d’un vieux mellotron. Les sons sont quasiment identiques à l’original mais ils sont produits de manière numérique cette fois-ci. Il s’appelle le « Mémotron ».
Est-ce le même principe que le Voyager de chez Moog ? Oui, tout à fait ! J’utilise aussi le Korg Radius sur scène. Voilà pour les nouveaux jouets.
Fais-tu toujours appel à un technicien pour programmer tous tes sons ? En fait, j’ai déménagé récemment et mon ami de toujours Bert Baldwin est venu habiter chez moi quelques temps. J’en ai évidemment profité pour le faire travailler sur de nouvelles programmations et d’autres détails techniques. Mais, pour cette tournée, je travaille désormais avec un nouveau keyboard tech, Robert.
Dernier détail technique concernant ton jeu de claviers, tu aimes vraiment superposer les couches pour créer de nouveaux sons… Oui, c’est une pratique que j’affectionne beaucoup et qui m’est très utile sur scène puisque c’est le seul moyen pour moi de jouer plusieurs pistes en même temps. Si l’on prend l’exemple de « Ministry Of Lost Souls », un titre truffé d’orchestrations en tous genres sur album, j’ai enregistré chaque piste séparément en studio : le piano, les violons et autres instruments à cordes, le clavier… Sur scène, il va falloir non seulement découper le clavier en plusieurs parties mais que chaque partie soit elle aussi composée de plusieurs couches de sons. Et chaque passage de la chanson a une programmation différente, que je fais défiler avec une pédale au sol. Cette technique de superposition de couches (layering) est donc très utile en live, mais je m’en sers aussi pour créer des sons très étoffés, comme ceux que j’utilise dans « The Dark Eternal Night » où je mélange cinq ou six couches, dont un xylophone, des claviers analogiques et d’autres plus synthétiques, pour obtenir un son bien précis.
Pour finir, revenons-en à ta carrière solo. Prévoies-tu d’organiser un jour une tournée en solo, comme l’a fait James LaBrie par exemple ? Je n’en suis jamais vraiment arrivé là même si j’ai commencé à y réfléchir. The Road Home n’est pas vraiment un album taillé pour la scène. Je n’ai pas de bassiste puisque c’est moi qui me charge de toutes les parties de basses et les guitaristes sont seulement des invités qui m’ont envoyé leurs parties par e-mail. Il ne reste donc plus que moi et le batteur, et je me demande bien comment une tournée solo serait possible… Peut-être Rod Morgenstein et moi jouerons-nous quelques titres lors de nos concerts communs… Mais il reste encore le problème des vocalistes et je ne suis pas assez doué pour pouvoir imiter toutes leurs voix. James LaBrie m’a pourtant donné le feu vert… (rires)
Souhaites-tu ajouter quelque chose pour clore cette entretien ? Oui, je n’ai pas parlé de mon conservatoire en ligne. Beaucoup de gens me demandent s’il m’est possible de leur donner des cours particuliers et je ne peux malheureusement pas satisfaire tout le monde. J’ai donc réfléchi à l’idée d’un conservatoire en ligne avec l’un de mes élèves. Ce site est en développement constant puisque vous pouvez désormais y trouver des vidéos, des mp3 et même des riffs et solos de Systematic Chaos pour les plus « hardcore » d’entres vous. Tout y est expliqué en détail à l’aide de partitions et de fichiers midi. Nous avons aussi créé une section pour guitaristes dont les cours sont assurés par Chris Amelar, le guitariste qui a joué sur l’album Listen et nous proposons depuis peu des cours de batterie en ligne avec Charlie Zeleny qui n’est autre que le remplaçant de Rod Morgenstein sur la tournée japonaise de notre projet commun. L’adresse du site est : http://www.jroc.us/.
Propos recueillis par Julien Damotte et Nach
site web : http://www.jordanrudess.com
retour au sommaire
|