– King Crimson
DOSSIER : King Crimson
Le 13 janvier 2004, King Crimson aura 35 ans et pas la moindre ride. Durant ces quatre décennies, son guitariste, Robert Fripp, et des dizaines d’artistes successifs ne se sont pas contentés de modeler un, voire plusieurs sons uniques : ils ont aussi suivi une véritable profession de foi, faite d’une volonté forcenée d’évoluer et de se remettre en cause dont on trouve difficilement l’équivalent dans l’histoire des musiques rock. Aujourd’hui encore, le roi ne semble pas prêt de lâcher sa couronne.
1. Avant-propos
NdA : Ce dossier est une reprise des deux articles parus dans les numéros 14 et 15 de Progressia version papier. Il a été augmenté et actualisé pour sa parution en ligne. Des exemplaires de ces archives papier peuvent être commandés auprès de la R édaction.
Comment ne pas consacrer un dossier à King Crimson, le Roi Pourpre du rock progressif ? Ce groupe a théorisé le style dans son acception stricte, l’a fait évoluer et a su, au final, le dépasser. C’est en tout cas la prétention de son géniteur, un guitariste gaucher jouant de la main droite, Robert Fripp.
Au-delà du progressif, c’est bien sur le rock tout entier que King Crimson – et Fripp par ses coups de mains ponctuels à des artistes mainstream – a eu une nette influence, élaborant en anticipation une recette qui sera reprise quelques années plus tard par des dizaines d’autres musiciens. Parmi eux, on ne citera que Peter Gabriel, David Bowie, Brian Eno, David Sylvian, nombre des groupes anglais des années 70, pléthore de groupes italiens (Deus Ex Machina entre autres) ou scandinaves (Anekdoten, qui commença comme « cover band » de King Crimson, Anglagard…), mais aussi Metallica – le dernier morceau de Reload, « FiXXer », est une référence explicite de Kirk Hammett à Fripp -, Radiohead et même Entombed, qui a repris l’hymne « 21st Century Schizoid Man » ! Ce sont donc plus de trente ans de musique qui sont marqués du sceau incandescent de King Crimson !
Suivre le parcours du groupe est chose complexe tant il a su muer au fil des ans, que ce soit musicalement ou au niveau de sa formation, de telle sorte que l’on parle pour chacun des line-up d’ « incarnations » du Crim’, selon les termes mêmes de Fripp. On en recense sept en quatre décennies, sans compter les phases de transition.
Autant dire que nous n’aurons pas ici la prétention de retracer l’histoire de chacun en détail ou de passer en revue les anecdotes, pourtant croustillantes, qui ont émaillé la vie de King Crimson. La conservation d’une démarche chronologique et la mention des musiciens de chaque période ont leur place, mais nous nous attarderons d’avantage sur la discographie du groupe car ce sont finalement ces dizaines d’œuvres, studios autant que live, collectives ou en solo, qui resteront à la posterité.
Djul
2. 1969-1972
C’est un jour d’octobre 1969 que sort l’album par lequel tout va commencer : In The Court Of The Crimson King. Le guitariste Robert Fripp s’y entoure de l’excellent Ian Mac Donald à la flûte, au saxophone et au mellotron, Greg Lake (futur Emerson Lake and Palmer) à la basse et au chant, Michael Giles à la batterie et Pete Sinfield pour ses textes et « illuminations ». Tout, dans cet album de trente-quatre ans d’âge, étonne, principalement l’emphase et la grâce des mélodies et de l’instrumentation, aidés par le mellotron (clavier qui reproduit le son des instruments à cordes et qui permet aux groupes rock de s’essayer à des arrangements tirant vers le classique à moindre coût et effort) avec des titres magnifiques comme « I Talk To The Wind » et l’épique « In The Court Of The Crimson King ». Ces titres offrent au rock la possibilité de s’affranchir du format et des dogmes pop établis au début de la décennie par quatre garçons dans le vent qui, désormais, paraîtront presque simplistes.
Paradoxalement, l’album est emprunt d’une violence également inédite, et le côté « abrasif » du Crim’ s’exprime déjà, particulièrement sur « 21st Century Schizoid Man », cri de guerre pour le moins bestial surtout lors de ses interprétations live, et où les guitares saturées de Fripp se mêlent aux hurlements de Lake au travers de son vocoder. Ce disque reste le best-seller du groupe et, aujourd’hui encore, continue de se vendre très correctement.
L’album suivant, In The Wake Of Poseidon, sur lequel le très bon Mel Collins reprend le rôle de Lake, s’avère moins définitif que son prédécesseur. Pour l’anecdote, Elton John devait enregistrer le chant mais Fripp annula, estimant que sa voix ne correspondant pas au style du groupe. Dans le même temps, Fripp se vit proposer la place de guitariste chez Yes avant que Howe ne la lui souffle ! C’est dire l’ambiance au sein du Crim’ ! Il faut toutefois noter la performance du pianiste Keith Tippett, qui apporte sa touche jazz sur cet album comme sur ces deux successeurs, mais qui refusera d’intégrer KC de façon définitive.
S’ensuit Lizard, qui se distingue de la marque de fabrique établie deux ans auparavant et se révèle être un album aventureux avec, en point d’orgue, l’intervention de Jon Anderson, la voix particulière de Yes sur le long morceau éponyme. Il ne faut donc pas forcément se fier aux commentaires aigris que Robert Fripp peut émettre ici et là sur cette production, qui semblent avant tout motivés par de mauvais souvenirs d’une époque où le groupe était tiraillé entre des individualités trop fortes, plus que par un jugement très objectif.
Sur Island, avec Boz Burell (futur bassiste de Bad Company) tout juste arrivé, King Crimson s’aventure vers une musique plus calme, penchant vers le classique, mais sans négliger pour autant ce qu’il faut d’expérimentations. On découvre un groupe jouant de manière très déstructurée, les instruments arrivant et partant de manière très libre le long de la trame musicale (l’introduction est une séance d’accordage), jusqu’à « Sailor’s Tale » sur lequel tout le monde s’y met enfin !
« Ladies Of The Road » est une hilarante ode aux groupies qui pourra rappeller les meilleurs moments du film Almost Famous sorti trente-et-un ans plus tard, en 2001, et que dire de la grâce et de la retenue – chose rare chez Fripp – qui se dégagent de l’apaisant « Islands », intronisé par un classisant « Prelude » ? Magique ! Quant au superbe (mais cher !) coffret Epitaph, il propose de nombreuses versions live des classiques du groupe et des inédits intéressants. Mais il contient bon nombre de morceaux redondants ainsi que des titres à la production assez limite : on ne conseillera donc ce coffret qu’aux inconditionnels uniquement.
Le versant scénique de cette période se retrouve dans Earthbound , récemment ressorti sur CD, mais doté d’une production moyenne. Il permet néanmoins d’apprécier les nombreuses improvisations du groupe à l’époque, ainsi que quelques inédits comme « Earthbound » ou « Groon ».
3. 1973-1980
Le premier changement quasi complet dans le personnel arrive en 1972. Bill Bruford fait son entrée, il ne quittera pratiquement pas le poste de batteur. Il est accompagné du violoniste David Cross et d’un nouveau bassiste chanteur, John Wetton.
Avec cette nouvelle équipe s’ouvre une ère de stabilité pour le Crim’, durant laquelle il va inscrire définitivement son nom dans la légende. On peut dire que cette période est la préférée des inconditionnels du groupe, puisqu’un récent sondage effectué par l’excellent site Elephant Talk, entièrement consacré à Fripp & Co., indiquait que près de 40 % des fans classent Red et Lark’s Tongue in Aspic au premier rang de leurs albums préférés, et avec un même score, on retrouve dans la catégorie « morceau favori » un titre de ces deux albums !
Toujours amateur de montagnes russes, le groupe canalise mieux son énergie et arrive enfin à ajouter de la précision dans l’exécution, ce qui va révéler la puissance de King Crimson. On retrouve cela en live où la part donnée à l’improvisation devient prépondérante et la violence de la musique encore plus exacerbée. Témoin de ce phénomène, le coffret The Great Deceiver contient des lives de cette période (72-74). Il est aussi possible de se procurer à moindre prix l’excellent double The Night Watch, plein d’improvisations intéressantes et contenant de monumentales versions de « Easy Money », « Fracture » ou « Lark’s Tongue ».
Sur Lark’s Tongue In Aspic sorti en 1973, KC navigue entre douceur (« Exiles » ou « Book Of Saturday » sur lesquels la guitare de Fripp se fait plus suave et délicate qu’elle ne l’a jamais été) et violence, avec la première partie de « Lark’s Tongue », qui constituera une nouvelle marque de fabrique pour Krimson, de telle sorte que lorsqu’il reviendra avec Thrak en 1995, on l’accusera de reprendre une formule d’il y a plus de vingt ans. C’est dire la modernité de l’œuvre pour l’époque !
Starless And Bible Black est, quant à lui, clairement un ton en dessous. Si des morceaux rock assez basiques tels que « The Great Deceiver » sont plaisants, bon nombre de passages improvisés privent le disque de sa dynamique, même si le morceau « Trio » s’en sort avec les honneurs. Starless… souffre d’un net manque d’unité, avec un long et retentissant « Fracture » qui sauve la mise, de justesse.
Red, paru en 1974 représente tout le contraire, et pour beaucoup s’érige en sommet de la carrière du groupe. Avec le retour de Ian Mac Donald au saxophone et une motivation maximum issue du cercle vertueux dans lequel évoluent ses membres (quelle productivité en deux années !), King Crimson accouche d’un OVNI, et ce à plusieurs égards.
Premier point marquant : la production, totalement innovante pour l’époque. La guitare paraît tellurique, le jeu de Bruford, tout en syncopes, est parfaitement restitué avec quelques petites trouvailles instrumentales, et la voix de Wetton surplombe le tout. Red est un disque très compact (mis à part l’assez inutile « Providence ») : l’instrumental « Red » reprend la formule de « Lark’s Tongue » en épaississant les riffs et en augmentant la cohésion de l’ensemble, et « Fallen Angel » et son turbulent petit frère « One More Red Nightmare » sont construits de manière très similaires, avec des contretemps incessants, un sax allumé, la guitares de Fripp en contrepoint et une voix oscillant entre urgence et désespoir.
Il faut noter qu’aucun de ces deux titres n’a été joué en live, tandis qu’il faudra attendre le début des années quatre-vingt pour entendre « Red » pour la première fois ! « Starless » est, quant à lui, l’un des plus beaux morceaux engendrés par le courant progressif. Débutant par une plage calme avec Wetton et Fripp, à l’honneur sur une mélodie cristalline, le milieu du morceau est consacré à un break bruitiste montant en pression jusqu’à l’apothéose avec la reprise du thème principal par Ian Mac Donald pour un solo qu’on ne peut s’empêcher de se repasser trois fois avant d’arrêter le disque ! S’il est une oeuvre de KC que l’on se doit d’avoir, du point de vue de la composition et de la production, et compte tenu de la puissance qui s’en dégage, c’est assurément Red, et c’est par lui que les néophytes se doivent de débuter dans la riche discographie du groupe.
S’arrêter en pleine gloire, voilà ce que ne surent pas faire les dinosaures des années 70 et que Crimson (ou plutôt Fripp) a le courage de décider. Un dernier disque live, USA, récemment réédité en CD après des années d’attente, sort pour témoigner de la brève tournée en soutien de Red. Ce témoignage méritait d’être dépoussiéré, tant les prestations du groupe étaient à l’époque légendaires, sans qu’aucun enregistrement ne légitime cette réputation devant la postérité. Il n’y a aujourd’hui plus de place pour le doute : ce Crimson Mark Three était véritablement à part, comme les deux doublés anthologiques à New York que sont « Lament », enchaîné à « Exiles », et surtout « Fracture » à « Starless ». Un essentiel, encore.
Place ensuite à la diaspora. Wetton et Bruford s’en vont former, avec Alan Holdsworth et Eddie Jobson, le super groupe U.K., qui assènera deux chocs de première envergure avec In The Dead Of Night puis, sans Holdsworth ni Bruford, et avec Bozzio, Danger Money. U.K. fournit peut être, avec Red justement, le meilleur compromis entre la puissance du rock et l’ingéniosité du progressif. Ces deux albums sont des pièces maîtresses, injustement méconnues !
Fripp lui, va apporter son talent à de nombreux musiciens influents en cette fin de décennie, et en premier lieu à Brian Eno, sur deux disques communs, No Pussyfooting et Evening Star, premiers spécimens d’ambient music et de « Frippertronics », mélange entre « Fripp » et « electronics » désignant le jeu d’une bande magnétique par deux magnétophones en même temps, dont l’un enregistre ce qui se passe dans la pièce quand l’autre joue ce qui est sur la bande : celui de gauche enregistre, puis la bande passe dans celui de droite qui restitue le son. Ce son est enregistré sur la même bande par le magnétophone de gauche, et est à nouveau joué par l’appareil de droite, préfigurant ainsi les effets de boucles notamment illustrés ensuite, parmi tant d’autres, par Daevid Allen de Gong. Ces disques sont des témoignages, il faut le reconnaître, assez inaudibles, et en tout cas d’une abstraction quasi-totale.
Bien plus intéressante est la participation de Robert Fripp aux premiers albums solos de Peter Gabriel, alors en fuite de Genesis. Il l’aidera à accoucher d’un rock moderne et puissant et, avec II et III, il posera les jalons de ce que seront la production et la composition des années quatre-vingt, avec l’aide de son compère Bruford.
Ainsi, « Jeux Sans Frontières » (en l’honneur du programme télévisé du même nom), avec Kate Bush en invité, est l’un des premiers exemples d’une pop accessible et utilisant les nouvelles possibilités de l’électronique. Fripp posera aussi ses mélodies sur le tube mondial « Solsburry Hill », morceau autobiographique où Gabriel raconte pourquoi il a quitté Genesis. Puis c’est au tour de David Bowie de s’adjoindre les services du guitariste, pour Heroes (que le Crim’ 2000 reprenait en final de ses shows européens) et Scarry Monsters.
Fripp sort en 1978 son premier album solo, Exposure, excellent compromis entre des morceaux commerciaux initialement écrits pour Gabriel (on y retrouve d’ailleurs une version bouleversante de « Here Comes The Flood », jouée au piano par l’ange, qui le reprendra à son compte lors de sa dernière tournée) et des passages plus expérimentaux avec les « Frippertronics ». De nombreux invités sont présents : Darry Hall (avec qui il collaborera également), Phil Collins, Peter Hammill pour un superbe « Chicago » (que Hammill reprend en clôture de nombre de ses concerts), Jerry Marotta et… Tony Levin, alors bassiste de Gabriel, qui fera parti du prochain wagon du Crim’ en 1981 ! Destination : King Crimson Mark Four.
4. 1981-1984
C’est donc en 1981 que Robert Fripp se décide à remettre le groupe sur pieds, avec un personnel nouveau. Seul Bill Bruford continuera l’aventure qui avait pris fin en 1974, avec en prime l’emploi de percussions électroniques. Pour le reste, Fripp engage Adrian Belew comme chanteur, mais aussi – et c’est inédit – comme guitariste.
L’homme a déjà un passif musical chargé, puisqu’il a collaboré avec Frank Zappa, le groupe pop Talking Heads et… Bowie, à l’instar de son recruteur ! Il se révèlera être un fidèle lieutenant du commandant Fripp et compensera des capacités vocales moyennes par des lignes de chant toujours bien trouvées et une réelle conviction dans leur interprétation (à l’instar de Wetton et Lake).
Dernière pièce du puzzle, Tony Levin reprend le poste de bassiste laissé vacant par Wetton. Fripp et Levin se connaissaient bien, puisqu’ils joué ensemble pour Peter Gabriel : bref, le monde est petit !
S’ouvre alors la période la plus controversée de l’histoire King Crimson, de 1981 à 1984, qui le vit accoucher de trois albums symbolisés par trois couleurs : rouge (un parallèle avec le dernier album en date à l’époque) pour Discipline – d’ailleurs le premier nom du groupe avant que Fripp ne se décide à ressortir celui de KC du placard –, bleu pour Beat, dont le titre fait référence aux écrivains américains de la « beat generation », et jaune pour Three Of A Perfect Pair.
Qu’a-t-on reproché au Crim’ Mark Four ? De ne plus être progressif, rien que ça ! Les réalisations de cette incarnation se distinguent en effet par certains morceaux très commerciaux, aux refrains et aux mélodies facilement reconnaissables. Mais ce procès d’intention paraît un peu déplacé. King Crimson, même dans ces morceaux accessibles, n’oublie jamais la virtuosité technique (« Sleepless » en est le meilleur exemple) ni les trouvailles ingénieuses, notamment en terme de production où, à l’instar de son travail avec Gabriel, Fripp reste des années en avance sur la concurrence. On peut ajouter au débat que certains titres préfigurent tout simplement la musique industrielle (cette tendance allant croissant de Discipline à Three Of A Perfect Pair et, s’ils en déroutent plus d’un, restent des expérimentations très intéressantes.
C’est donc avec Discipline que King Crimson renaît en 1981. Conformément à notre avant-propos, cet album du retour est un savant équilibre de titres quasi pop et de morceaux progressifs au sens large du terme, KC ayant abandonné la plupart de ses marques distinctives des années soixante-dix pour s’adonner sans retenue à la modernité.
Ainsi, grâce à cet aspect accessible, « Elephant Talk », avec la guitare « bramante » (!) de Fripp et Belew jouant au premier sens du terme un personnage totalement ahuri, fera partie des classiques du Roi Pourpre sur scène. « Matte Kudasai » (« Please Wait For Me » pour les non-nippophones) ouvre la voie aux ballades du Crim’, et « Discipline », comme son pendant « Indiscipline », s’éloignent des rivages de la chanson pour représenter la facette « sans compromission » du groupe, avec des rythmes décalés, des breaks incessants et un certain dédain pour la continuité, voire même pour la mélodie.
Beat accentue encore cette schizophrénie. Avec des morceaux comme « Heartbeat » ou « Two Hands », KC signe ses deux titres les plus FM, quasiment ses seules balades, ce qui n’enlève rien à leurs qualités (« Heartbeat » a un refrain sympathique et « Two Hands », dont les textes sont signés de Madame Belew, est plein de sensibilité et de grâce).
Mais cela suffit au public du groupe pour commencer à gronder, d’autant que la majorité ne se reconnaît pas non plus dans la facette « folle » du groupe, incarnée par « Neurotica » ou « Sartori In Tanger », proches de « Discipline », avec un Belew au bord de la rupture, sur une musique pleine d’urgence et presque bruitiste. Pourtant, on voit que KC est en phase avec son époque, proposant une musique urbaine et violente, pleine de contradictions et toujours sur le fil.
Three Of A Perfect Pair, ou l’aboutissement de la contradiction : les titres vont toujours plus loin dans la mélodie, la production synthétique et le mainstream, comme en témoigne « Sleepless », qui mélange la voix envoûtée de Belew et une section rythmique en ébullition : Levin déroule une ligne de basse rapide et hypnotique, Bruford épatant toujours par sa justesse. L’autre pan de la musique du groupe, « Dig Me » et « Industry », avec leurs instruments et voix complètement trafiqués et leur totale absence de structure et de repères, déconcerteront l’auditoire du groupe. « Nuages » est un manifeste de l’ambient music moderne, tandis que « Lark’s Tongue In Aspic Part III » atteint des sommets de destruction et se fait l’apôtre de la violence la plus nihiliste. Notons que la réédition japonaise de cet album présente l’intérêt de quatre boni.
Toujours plus déconcertant, King Crimson achève sa deuxième décennie marquée par une liberté artistique totale et… salutaire. Alors que Yes se meurt en cherchant désespérément à reproduire un deuxième hit, alors que « Owner Of A Lonely Heart » tient davantage de l’accident que d’une réelle volonté, que Pink Floyd s’assèche avec le départ de Waters et que Genesis a définitivement embrassé le star system, Crimson est le seul pilier de cette génération à conserver cet esprit d’indépendance et d’innovation qui ont fait les années soixante-dix.
Cette position vaut au groupe une absence de reconnaissance internationale, alors que – faudra-t-il être de mauvaise foi pour ne pas le reconnaître – il aurait pu en être tout autrement par la simple volonté de Fripp & Co. En effet, avec Gabriel, l’équipe des années 80 avait déjà montré qu’être pop lui était possible, tandis que Belew a prouvé ses capacités comme compositeur de talent.
Cette même position difficile à assumer plaide aussi beaucoup pour l’image d’une trilogie qui aurait mal vieilli, supportant le poids d’une production certes innovante et rafraîchissante à l’époque, mais qui, aujourd’hui, paraît vraiment datée. Force est de constater qu’elle sied pourtant parfaitement aux morceaux. Ainsi, pour remédier à cette « particularité » et pour faire d’une pierre trois coups, pourquoi ne pas acquérir le superbe double concert Absent Lovers, qui reprend les meilleurs moments de cette époque ? Il bénéficie en effet, comme la plupart des lives, d’un son plus rock et de quelques passages inédits (ce solo de guitare sur « Three Of A Perfect Pair » !). Enfin, les trois albums ont été réédités dans une pochette cartonnée façon vinyle (tout comme les albums de Genesis), avec des boni. La version de « Three » vaut, d’ailleurs, particulièrement le coup.
5. 1985-1996
Ici intervient le second interregnum du King, comme se plaît à l’appeler Fripp. Durant cette nouvelle période d’inactivité, le musicien se montrera encore plus discret, n’apparaissant que dans « The League Of Crafty Guitarists », composé de… ses propres élèves ! Au sein de son école, Fripp formera de nombreux guitaristes, comme les membres du California Guitar Trio, composé de trois de ses disciples. Mais il faut toutefois noter son association réussie sur The First Day avec David Sylvian, ancien chanteur du groupe pop à forte tendance expérimentale Japan (qui a, du point de vue du son, bien des points communs avec la formation de Fripp) avec une tournée à la clé.
C’est à cette occasion que Fripp jouera avec ceux qu’il sélectionnera ensuite pour faire partie du Mark Five de King Crimson : rencontre en studio avec le bassiste Trey Gunn, et sur scène avec le percussionniste Pat Mastelotto (ex-XTC). Sylvian aurait d’ailleurs pu devenir le chanteur de la nouvelle incarnation : des rumeurs prétendent que Fripp l’avait contacté en 1991.
Le guitariste pose dans le même temps les bases de son label DGM (Discipline Global Mobile – toute la philosophie de Fripp en trois lettres), pour préserver ses droits, aider de nouveaux artistes et proposer plus tard des concerts inédits de son groupe.
Entre temps également, Bill Bruford – outre des aides sporadiques à des dizaines d’artistes réclamant une part de son génie – s’occupe d’Earthworks, son projet Free Jazz en compagnie de Django Bates aux claviers et de Ian Ballamy au saxophone. Adrian Belew, outre des sorties solo, participera, en dehors de ses coups de main aux Crash Test Dummies et à Tori Amos, à une des tueries chirurgicales les plus retentissantes de ce début de décennie quatre-vingt-dix, The Downward Spiral de Nine Inch Nails.
Mais nous sommes en 1993 et il est à nouveau temps pour King Crimson de ressusciter une troisième fois. Comme Fripp ne fait jamais rien à moitié, il nous sort un concept inédit : Crimson est désormais constitué de deux trios, vision qu’il aurait eu lors d’un « flash » (un peu mystique, Robert…). Ainsi, rien moins que deux guitaristes (Fripp et Belew), deux bassistes (Trey Gunn et Tony Levin) et deux batteurs (Pat Mastelotto et Bill Bruford) composent la nouvelle entité !
Autre originalité : KC sort en guise de faire part un mini album, vrOOm, en 1994. Le disque est nominé deux fois aux Grammy Awards… On imagine combien Fripp a dû être bouleversé ! On y retrouve un groupe étrangement plus équilibré, toujours balançant entre morceaux accrocheurs (« Dinosaur », « One Time ») et grosses colères (« vrOOm »), avec une production toujours parfaite (guitares affûtées, rythmique jamais cacophonique malgré quatre instrumentistes bavards). David Bottril est à la production, et c’est lui qui, plus tard, signera le chef d’œuvre Aenima de Tool, ainsi que Scenes From A Memory (en partie seulement) pour Dream Theater.
Les fans sont surpris de retrouver dans vrOOm la recette de Red reproduite quasiment à l’identique. Efficaces, les titres ne donnent plus dans l’expérimentation outrancière et gardent tous une trame et une mélodie.
ThraK entérine le retour en force de Crimson en 1995, contenant d’ailleurs tous les morceaux de vrOOm, à l’exception de l’excellent et barjo « Cage », dans des versions assez peu remodelées. Seul « ThraK », titre de pure violence animale et décrit par Fripp comme « le son de 117 guitares frappant la même corde en même temps », ce qui est une métaphore assez juste, dépareille un peu mais, enchaîné aux percussions de « B’boom », il reste intéressant.
Le groupe s’embarque alors dans une tournée mondiale, de France (un Zénith parisien) en Argentine, où sera enregistré le très bon double live Bboom, parfait mélange des titres de toutes les époques, avec évidemment une préférence pour la plus récente. En revanche, THRaKaTHaK est un patchwork d’improvisations pénibles et sans consistance à oublier très vite. Pour les amateurs, Déjà VrOOm est le premier DVD du Crim’ et, non content d’être l’un des premiers DVD musicaux, s’offre le luxe d’être également l’un des premiers à proposer les différents angles de vues que permet ce support !
5. 1997-2004
En 1997, Fripp décide (combien de phrases dans le dossier, de phases dans l’existence du groupe auront commencé ainsi !) de diviser le double trio en « unités de recherche-développement », les « ProjeKts ». Ce qui devait initialement être une sortie isolée d’un projet entre Belew, Fripp et Gunn, s’applique en fait à tout le groupe. Au très bon succède le très mauvais, souvent sur un seul et même disque (avec le double Space Groove, et quatre concerts des différentes formations). Un best of, The Deception Of The Thrush, propose une vue d’ensemble de ces œuvres, mais le résultat n’atteint pas ce que peut valoir le Crim’.
En 2000 tombe la nouvelle : le double trio n’existe plus. Bill Bruford et son complice Tony Levin ont-ils quitté le navire ou ont-ils été débarqués par Captain Fripp ? La seule chose que l’on sait, c’est que ce sont les fameuses « divergences musicales » (qui a donc inventé cette tarte à la crème ?!), notamment sur l’emploi des percussions électroniques (Bruford voulant revenir à son kit acoustique), qui sont responsables de l’éclatement de la formation. La paire rythmique n’est pourtant pas désœuvrée : Bill continue l’aventure Earthworks, avec un récent album et une tournée qui s’achève, Tony sort des disques en solo et joue avec Liquid Tension Experiment ou son autre acolyte de toujours, Peter Gabriel, et les deux ex-Krimson forment avec Botti à la trompette et David Torn à la guitare le projet BLUE, avec à leur actif un excellent album (on retiendra « Cerulean Sea » et son riff « Krimsonesque », et « Deeper Blue » que l’on croirait sorti de la BO du Grand Bleu) ainsi qu’un double live de qualité.
En 2000 toujours, le quatuor restant sort The ConstruKtion Of Light, d’une violence assez surprenante. La qualité est inégale mais reste à un niveau hors normes. Ainsi « The ConstruKtion Of Light », en deux parties, propose une section instrumentale de qualité et un passage chanté splendide où l’on retrouve ces fameux refrains avec la voix en décrochage de Belew. Plus gênant, pour la première fois, Krimson semble se complaire à évoquer le passé. En effet « Fraktured » et « Lark’s Tongue In Aspic Part IV » reprennent les éléments de « Fracture » sorti en 1974 et ceux des premières parties de « Lark’s Tongue » !
Cependant, le son très moderne de l’ensemble, la précision chirurgicale (écoutez les parties de guitares mi-cajoleuses mi-destructrices de « Fraktured ») et la violence de ces longs instrumentaux en font des modèles du genre, sans révolutionner pour autant la planète Crim’. « Prozac Blues » (avec la voix de Belew trafiquée pour imiter un Johnny Lee Hooker après une dizaine de whisky !) et « The World’s My Oyster Soup » sont plus pénibles, un peu mous et gorgés de distorsions.
C’est ensuite l’heure de la tournée, avec un passage à l’Olympia (cf. Progressia « papier » numéro 13), au cours duquel on vit quelques personnes quitter la salle devant tant de violence instrumentale… Cette série de concerts est l’occasion de sortir un triple concert de très bonne facture, avec 45 minutes de vidéo sur CD-Rom. Les amateurs auront d’ailleurs pu remarquer que sur scène, cet album se bonifie et que sa production si clinique s’efface au profit d’un son plus chaud.
En 2001, le groupe s’attelle à son prochain album : composition en mai et enregistrement pendant l’été à Nashville, durant une tournée en première partie de Tool, aux Etats-Unis seulement ! Durant cette période, le groupe change de main en matière de distribution et de label, puisqu’il signe, à la surprise générale, un contrat avec Sanctuary, le label qui récupère des groupes en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire (Iron Maiden, Black Sabbath, Megadeth, Queensrÿche…).
DGM est néanmoins maintenu en vie et continue de sortir les disques de la galaxie Crimson, ainsi que les nombreuses archives du groupe. Comme pour Thrak, ce nouvel album, The Power to Believe, est précédé par un EP très complémentaire, Happy With What You Have To Be Happy With à la fois acoustique, live et studio.
L’album, lui, voit King Crimson exploiter de plus en plus l’électronique et l’expérimentation, avec succès. Fripp concède également la production à un tiers, Machine (White Zombie, PitchShifter), ce qui réussit bien au groupe, qui propose ainsi une sorte de synthèse de sa période 1994-2002 : une ballade avec « Eyes Wide Open », une orientation presque néo-metal avec « Happy with What You Have to be Happy With », et surtout l’aspect tortueux, comme sur « Level Five » ! La France bénéficiera lors de la tournée d’un passage Palais des Congrès de Paris ainsi qu’un concert à Nice au Palais Nikaïa. Autre événement présent dans nos pages, une interview d’Adrian Belew !
Un double DVD et CD, restituant les prestations de Tokyo et de Londres est attendu pour cet hiver, distribué par DGM et proposant encore une nouvelle innovation concernant le format DVD : le second disque génère aléatoirement les images du concert filmé en 2000, chaque vision étant donc unique ! Une nouvelle phase de pause est ensuite prévue, plus courte qu’auparavant.
Mais au moment du bouclage de ce dossier, cette dernière « actualité » s’est avérée erronée, comme bien des choses que l’on croît savoir sur King Crimson, sa musique, son histoire ou Fripp en particulier. Comme nous l’annoncions récemment, Trey Gunn quitte le navire, laissant le groupe orphelin d’un bassiste l’ayant accompagné pendant plus d’une décade, mais aussi d’un contributeur important à l’évolution du son du Krim’.
Cependant, ne laissant pas le temps au public de réfléchir à un remplaçant éventuel, Fripp annonce quelques jours plus tard le retour de… Levin au sein du groupe, alors que personne n’osait même évoquer cette hypothèse, tant elle paraissait compromise. Plus surprenant encore, Gunn pourrait jouer le rôle de cinquième membre, en studio notamment. Le groupe devrait commencer les répétitions en avril 2004 pour des dates de tournées durant l’été. L’avenir, c’est donc bien ce qu’a toujours incarné King Crimson, et qui a manqué à tant d’autres !
C’est sur cet énième retournement de situation que nous refermons le dernier chapitre de ce dossier – jusqu’au prochain ! – en vous invitant, si cela n’est déjà fait, à découvrir le groupe par vous-même et, nous l’espérons, à ne pas vous en remettre !
Djul