– Peter Gabriel – Up
Pour entrer dans Up, commençons par en lister les intervenants. Peter Gabriel n’a jamais hésité à faire appel à pléthore de musiciens (et ce, dès ses débuts : Robert Fripp, Jerry Marotta, Dave Gregory, Kate Bush…), non seulement pour l’interprétation de ses morceaux, mais aussi pour la composition. Up se distingue en cela, puisque l’intégralité des titres est de la main de Gabriel, ce qui n’empêche cependant pas de constater l’indéniable apport de quelques-uns des participants (plus de 20 personnes sont citées…). On retrouve ainsi la vieille garde, avec les indéboulonnables Tony Levin (bassiste complété par l’hyperactif Manu Katche à la batterie) et David Rhodes (guitares) ou Bob Ezrin, le gourou du rock des années 70 et 80 (Pink Floyd : The Wall, c’est lui), produisant certains titres, et relayé par d’autres producteurs de notoriété mondiale, comme Daniel Lanois et l’excellent David Bottril.
Plus surprenante est la présence d’Alex Swift et Richard Chappell à la programmation, de Will Gregory (de Goldfrapp, duo tendance croisant Portishead et Morricone) aux arrangements (pour le London Session Orchestra), ainsi que de Steve Osborne à la production, récemment salué pour le Get Ready de New Order (Stephen Hague, le producteur de leurs premières œuvres, est d’ailleurs également crédité sur Up ) et qui s’était aussi occupé de New Wave. Enfin, deux signatures Real World font leur apparition : « The Blind Boys of Alabama » et Nusrat Fateh Ali Khan. Bref, un parfait alliage entre un groupe de base impressionnant et l’intervention ponctuelle d’artistes parmi les plus en vue de la scène musicale actuelle.
2. Up : before, around, about
Le premier détail frappant, à l’écoute de l’album, est sa grande noirceur, loin des dernières réalisations de Gabriel.
Certes, on retrouve quelques morceaux du calibre des singles sortis entre 1985 et 1992, tel « Growing Up » et « The Barry Williams show ». Ces deux morceaux paraissent d’ailleurs très isolés à première vue, sur un album par ailleurs homogène. Le fait que « The Barry Williams show » ait été choisi comme premier single ne doit rien au hasard, tant son refrain naïf (presque niais) est représentatif d’une certaine idée que le grand public se fait du personnage. Ceci dit, une écoute plus attentive révèle des couplets plutôt travaillés, et une dernière partie plus expérimentale, qui cadre mieux avec les ambitions de Up, notamment par un gros travail de programmation et de rythmique. Pour le reste, la voix plaintive et si caractéristique de Gabriel refait son apparition, sur une trame particulièrement sombre.
Force est de constater que les références qui se trouvent dans Up en appellent bien plus aux premiers qu’aux derniers disques de Gabriel, références d’ailleurs plus thématiques que proprement musicales. C’est ici que l’on retrouve cette idée d’état d’esprit qui transparaît dans chaque œuvre de l’artiste. Un signe est donné par l’écriture à la première personne de la quasi-totalité des titres, avec des paroles faites d’obsessions (« Darkness »), de regrets (« I Grieve »), de peurs (« My head sounds like this ») et d’évènements pénibles (« No way out »). Sur ce point d’ailleurs, on est surpris de ne pas retrouver les textes dans le livret, ce dernier n’indiquant même pas qu’ils figurent en fait sur la partie CD-rom ! Inutile donc d’imprimer péniblement ces derniers sur le site de leur auteur.
Tout du long de Up, on se surprend donc à retrouver le Gabriel de ses débuts solo (et de façon troublante celui de III, sorti en 1980), magnifié par deux décennies de technologie, de rencontres et d’expériences. Au vu de la longue carrière de l’artiste et de la densité de cet opus, nul doute que l’on pourrait multiplier les références et les parallèles à l’infini. Toujours est-il que « Darkness », morceau schizophrène à la rythmique martiale, peut facilement rappeler « Intruder » tant cette dualité dans le chant (en alternance camouflé par de lourds effets ou très clair) et dans la musique (échangeant guitares stridentes contre piano) est semblable. De même, « My Head sounds like that » fait écho à « Lead a normal life » avec cette rythmique et cette voix toute en douceur pour évoquer un homme au bord de la folie. « Signal to Noise » (un des morceaux les – voire le – plus forts de l’album) nous ramène au magnifique « Here comes the flood », avec cette même thématique « fin de millénaire », cette urgence dans la voix et une orchestration presque outrée (cf. le déluge de cordes en final de « Signal to.. »). La critique du « Barry Williams show » se fait un peu de la même manière que celle des « Jeux sans frontières » (véridique !) que Peter fustigeait sur « Games without Frontiers » : un refrain presque parodique, des paroles cyniques, des rythmique électroniques et des sonorités modernes… et au final deux singles !
L’album de la maturité ?
C’est peu dire que Peter Gabriel vient de sortir un album d’une grande ambition, une œuvre qui méritait effectivement quelques années de réflexion. Pas une écoute sans que l’oreille ne se tende, qu’une mélodie, une idée ne vous surprenne. Outre la richesse de la trame musicale on peut noter que seul le dernier titre passe sous la barre des 6 minutes. Et pourtant, on a bien affaire à des morceaux, avec une seule mélodie principale, un refrain, et souvent une structure sans complexité insoluble. Mais la multitude de niveau d’écoutes, les imperceptibles variations sur les idées principales font que ce qui semble n’avoir duré que 40 minutes vous a tenu en haleine plus d’une heure. Impressionnant. Up apparaît donc, et de loin, comme l’album le plus abouti de l’ex-chanteur de Genesis. Sa grande homogénéité est l’une des preuves du talent unique de son géniteur mais aussi d’une véritable recherche d’unité artistique, accomplie malgré le nombre des intervenants. Son extrême sophistication et sa modernité finissent d’en assurer la postérité et par là même, celle de Peter Gabriel lui-même… en attendant le prochain !
3. Un disque attendu
Peter Gabriel brise avec Up un silence décennal. Ce retour semble placé sous le signe de la dualité, sans jamais réellement savoir ou vouloir choisir, entre passé et modernité, entre douceur et noirceur, entre satire et malaise. Les titres qui composent cet album sont en effet plus ambivalents et multiples les uns que les autres mais, malgré leur variété, possèdent de solides liens et une identité propre qui font la profonde cohérence de l’œuvre.
En termes de construction, deux grands procédés s’affrontent et se mêlent parfois en un même titre : d’un côté, la recherche d’un contraste maximal, comme le prouve « Darkness », entrée en matière alternant passages très violents presque bruitistes, à la voix altérée par de nombreux effets, et passages doux et intimistes, avec un chant plus traditionnel et assez proche de ce que Peter Gabriel a pu fournir par le passé.
De l’autre, et c’est le cas de la majorité des titres, une structuration assez simple, en couplets-refrain, dont l’évolution est toutefois garantie par une montée en puissance parfois très marquée, menée de main de maître suivant un modus operandi toujours sensiblement le même : une accumulation progressive des strates instrumentales produisant un insensible crescendo. Ainsi, les premières minutes de « Sky Blue » ne sont composées que d’une rythmique évanescente coiffée de claviers et d’une basse, avant l’irruption d’une rythmique électronique en ostinato (NdRC : phrase musicale répétée de façon obsédante, « obstiné » – ce qui a donné le nom – permettant d’articuler une œuvre), qui se structure et se complexifie peu à peu, alors que les chœurs se densifient et s’animent.
Une rupture brusque a ensuite lieu, qui introduit une nouvelle ambiance, la seconde partie du morceau étant construite de la même manière que la première. « Signal To Noise » est à cet égard plus original, et sa construction plus heurtée et moins linéaire en fait le titre le plus « progressif » de l’album. De même, l’instrumentation reste toujours plus ou moins la même : rythmiques naturelles ou programmation, guitares sauf exception (« Darkness ») assez légère et discrète, basse souvent chaude, parfois groovy (« The Barry Williams Show » ou le titre bonus « Burn You Up, Burn You Down »), et surtout, les claviers et le piano occupent une place importante, tant en termes d’ambiances que dans un rôle de soutien au chant.
Cependant, cette forte identité de Up ne l’empêche pas de présenter d’importants contrastes et des ambiances très variées. L’album oscille en effet entre l’inquiétude, la douleur, le malaise (« Darkness », la ‘prière païenne’ « I Grieve », « My Head Sounds Like That ») et la sérénité (« Growing Up », fin de « I Grieve », « The Drop »), sans oublier un aspect satirique et grinçant (« The Barry Williams Show ») prononcé, preuve que Peter Gabriel n’a perdu ni son idéalisme, ni sa capacité à cerner les travers de ses contemporains. La dualité des ambiances se retrouve parfois à l’intérieur même de chaque titre, « Darkness » en étant une fois encore la preuve paroxysmique. Chose curieuse toutefois, ces ambiances particulières et presque palpables font assez souvent penser à Chroma Key (« Growing Up », « I Grieve », « My Head Sounds Like That »).
Bien qu’Up soit une pièce maîtresse de contrôle et de sincérité, on peut en regretter certaines caractéristiques, qui en limitent la portée. Peter Gabriel semble en effet sans cesse écartelé entre un passé glorieux et marquant (certains passages de « Darkness », l’esprit de « No Way Out », le refrain de « The Barry Williams Show » sont assez proches de son travail antérieur, au sein de Genesis comme en solo) et une modernité revendiquée mais dont il paraît ne pas toujours savoir que faire. Peter Gabriel réutilise différents modèles actuels, sans toujours parvenir à les intégrer à son style reconnaissable entre mille, d’où un certain aspect « patchwork ». Ainsi en est-il du passage violent de « Darkness », ou de certaines rythmiques de « Growing Up ». De plus, la matière musicale de certains morceaux paraît un peu légère pour leur durée (« Growing Up » ou « No Way Out » auraient peut-être pu se contenter d’une minute de moins…), d’autant qu’une certaine incapacité à conclure pousse Peter Gabriel à avoir trop souvent recours à des procédés de fade out, la fameuse baisse de volume jusqu’à extinction en fin de titre, qui laissent une impression d’inachevé.
Up est ainsi, après tant d’années, un album d’une grande maturité artistique et d’une grande sincérité, et dévoile toutes les hésitations de son géniteur. Globalement, ce disque est sombre, moite et pesant, ce qui n’empêche d’ailleurs pas, entre des nuages menaçants, quelques éclaircies, comme en témoigne la fin de « Signal to Noise ». Mais paradoxalement, malgré sa réelle noirceur et son côté grinçant, Up provoque une réelle attraction.
Fanny Layani
Après un long silence musical, Peter Gabriel nous est revenu avec un album imposant et comme souvent chez cette figure incontournable, inhabituel. Nous avons saisi cette opportunité pour accorder à Up un traitement un peu particulier sous la forme d’un dossier spécial à quatre mains (soit deux rédacteurs…). Ce dossier revient dans un premier temps sur la carrière de Peter Gabriel, tente quelques rapprochements avec ses réalisations passées pour se livrer enfin à une dissection de l’album piste par piste.
1. Les noms derrière l’album
Dix ans d’attente et, au final, dix morceaux qui composent ce qui est peut être l’aboutissement de plus de trente années consacrées par Peter Gabriel à la musique. Ses fans s’en doutaient, suivant pas à pas la conception de Up sur son site web, où il détaillait les étapes de la production, les intervenants, et dévoilait quelques paroles et extraits musicaux. Le grand public ne devrait pas tarder à adopter et consacrer le produit fini, disponible depuis le 25 septembre. Revenons sur la carrière solo de l’ex-Genesis pour mieux comprendre ce dernier album.
De Genesis à Peter Gabriel
Peter Gabriel n’a eu de cesse de surprendre, mettant en scène et portant littéralement Genesis en studio et en live (l’illustration la plus frappante étant ce costume de fleur arboré sur « Supper’s Ready », et la plus convaincante incarnée par The lamb lies down on broadway), quittant Genesis à l’apogée de sa créativité, alors que le groupe commençait à exploser commercialement avec l’engouement du continent américain, et débutant sa carrière avec l’inusable Solsburry Hill , qui n’est ni plus ni moins que l’explication de son départ du groupe. En avance sur son temps, soit il en inaugurait l’usage de l’électronique sur des morceaux grand public à la fin des années 70, soit il militait pour l’aide aux pays pauvres avant que cette cause ne fut reprise par les stars des années 80. Il fut également l’un des premiers à se lancer dans les musiques de film (avec Birdy et surtout le sublime Passion, musique du controversé La dernière tentation du Christ de Martin Scorcese). Plus discret dans les années 90 avec la création de son label Real World, il préfère alors s’investir dans de nombreux évènements, souvent liés à la musique, comme le festival Womad.
Au cours de toute cette carrière solo, Gabriel passa par tous les stades, avec le succès commercial et artistique que l’on sait : commercial évidemment avec ses deux derniers albums, qui ne sont pas toujours du goût de ses fans les plus conservateurs qui ont souffert de le voir se déhancher sur « Sledgehammer »; mais artistique aussi, avec l’impeccable trilogie I, II et III, qui montre de quelle manière il est possible de passer d’une décennie à une autre tout en laissant derrière soi la musique progressive au sens strict pour continuer à évoluer avec son temps. Sur chaque disque, on trouve une véritable affirmation de soi, à tel point qu’il est aisé à l’auditeur attentif de percevoir l’état d’esprit de Gabriel sur chacun. Ainsi, en 2002, il semble désenchanté et amer.
Up, c’est qui ?
Pour entrer dans Up, commençons par en lister les intervenants. Peter Gabriel n’a jamais hésité à faire appel à pléthore de musiciens (et ce, dès ses débuts : Robert Fripp, Jerry Marotta, Dave Gregory, Kate Bush…), non seulement pour l’interprétation de ses morceaux, mais aussi pour la composition. Up se distingue en cela, puisque l’intégralité des titres est de la main de Gabriel, ce qui n’empêche cependant pas de constater l’indéniable apport de quelques-uns des participants (plus de 20 personnes sont citées…). On retrouve ainsi la vieille garde, avec les indéboulonnables Tony Levin (bassiste complété par l’hyperactif Manu Katche à la batterie) et David Rhodes (guitares) ou Bob Ezrin, le gourou du rock des années 70 et 80 (Pink Floyd : The Wall, c’est lui), produisant certains titres, et relayé par d’autres producteurs de notoriété mondiale, comme Daniel Lanois et l’excellent David Bottril.
Plus surprenante est la présence d’Alex Swift et Richard Chappell à la programmation, de Will Gregory (de Goldfrapp, duo tendance croisant Portishead et Morricone) aux arrangements (pour le London Session Orchestra), ainsi que de Steve Osborne à la production, récemment salué pour le Get Ready de New Order (Stephen Hague, le producteur de leurs premières œuvres, est d’ailleurs également crédité sur Up ) et qui s’était aussi occupé de New Wave. Enfin, deux signatures Real World font leur apparition : « The Blind Boys of Alabama » et Nusrat Fateh Ali Khan. Bref, un parfait alliage entre un groupe de base impressionnant et l’intervention ponctuelle d’artistes parmi les plus en vue de la scène musicale actuelle.
2. Up : before, around, about
Le premier détail frappant, à l’écoute de l’album, est sa grande noirceur, loin des dernières réalisations de Gabriel.
Certes, on retrouve quelques morceaux du calibre des singles sortis entre 1985 et 1992, tel « Growing Up » et « The Barry Williams show ». Ces deux morceaux paraissent d’ailleurs très isolés à première vue, sur un album par ailleurs homogène. Le fait que « The Barry Williams show » ait été choisi comme premier single ne doit rien au hasard, tant son refrain naïf (presque niais) est représentatif d’une certaine idée que le grand public se fait du personnage. Ceci dit, une écoute plus attentive révèle des couplets plutôt travaillés, et une dernière partie plus expérimentale, qui cadre mieux avec les ambitions de Up, notamment par un gros travail de programmation et de rythmique. Pour le reste, la voix plaintive et si caractéristique de Gabriel refait son apparition, sur une trame particulièrement sombre.
Force est de constater que les références qui se trouvent dans Up en appellent bien plus aux premiers qu’aux derniers disques de Gabriel, références d’ailleurs plus thématiques que proprement musicales. C’est ici que l’on retrouve cette idée d’état d’esprit qui transparaît dans chaque œuvre de l’artiste. Un signe est donné par l’écriture à la première personne de la quasi-totalité des titres, avec des paroles faites d’obsessions (« Darkness »), de regrets (« I Grieve »), de peurs (« My head sounds like this ») et d’évènements pénibles (« No way out »). Sur ce point d’ailleurs, on est surpris de ne pas retrouver les textes dans le livret, ce dernier n’indiquant même pas qu’ils figurent en fait sur la partie CD-rom ! Inutile donc d’imprimer péniblement ces derniers sur le site de leur auteur.
Tout du long de Up, on se surprend donc à retrouver le Gabriel de ses débuts solo (et de façon troublante celui de III, sorti en 1980), magnifié par deux décennies de technologie, de rencontres et d’expériences. Au vu de la longue carrière de l’artiste et de la densité de cet opus, nul doute que l’on pourrait multiplier les références et les parallèles à l’infini. Toujours est-il que « Darkness », morceau schizophrène à la rythmique martiale, peut facilement rappeler « Intruder » tant cette dualité dans le chant (en alternance camouflé par de lourds effets ou très clair) et dans la musique (échangeant guitares stridentes contre piano) est semblable. De même, « My Head sounds like that » fait écho à « Lead a normal life » avec cette rythmique et cette voix toute en douceur pour évoquer un homme au bord de la folie. « Signal to Noise » (un des morceaux les – voire le – plus forts de l’album) nous ramène au magnifique « Here comes the flood », avec cette même thématique « fin de millénaire », cette urgence dans la voix et une orchestration presque outrée (cf. le déluge de cordes en final de « Signal to.. »). La critique du « Barry Williams show » se fait un peu de la même manière que celle des « Jeux sans frontières » (véridique !) que Peter fustigeait sur « Games without Frontiers » : un refrain presque parodique, des paroles cyniques, des rythmique électroniques et des sonorités modernes… et au final deux singles !
L’album de la maturité ?
C’est peu dire que Peter Gabriel vient de sortir un album d’une grande ambition, une œuvre qui méritait effectivement quelques années de réflexion. Pas une écoute sans que l’oreille ne se tende, qu’une mélodie, une idée ne vous surprenne. Outre la richesse de la trame musicale on peut noter que seul le dernier titre passe sous la barre des 6 minutes. Et pourtant, on a bien affaire à des morceaux, avec une seule mélodie principale, un refrain, et souvent une structure sans complexité insoluble. Mais la multitude de niveau d’écoutes, les imperceptibles variations sur les idées principales font que ce qui semble n’avoir duré que 40 minutes vous a tenu en haleine plus d’une heure. Impressionnant. Up apparaît donc, et de loin, comme l’album le plus abouti de l’ex-chanteur de Genesis. Sa grande homogénéité est l’une des preuves du talent unique de son géniteur mais aussi d’une véritable recherche d’unité artistique, accomplie malgré le nombre des intervenants. Son extrême sophistication et sa modernité finissent d’en assurer la postérité et par là même, celle de Peter Gabriel lui-même… en attendant le prochain !
3. Un disque attendu
Peter Gabriel brise avec Up un silence décennal. Ce retour semble placé sous le signe de la dualité, sans jamais réellement savoir ou vouloir choisir, entre passé et modernité, entre douceur et noirceur, entre satire et malaise. Les titres qui composent cet album sont en effet plus ambivalents et multiples les uns que les autres mais, malgré leur variété, possèdent de solides liens et une identité propre qui font la profonde cohérence de l’œuvre.
En termes de construction, deux grands procédés s’affrontent et se mêlent parfois en un même titre : d’un côté, la recherche d’un contraste maximal, comme le prouve « Darkness », entrée en matière alternant passages très violents presque bruitistes, à la voix altérée par de nombreux effets, et passages doux et intimistes, avec un chant plus traditionnel et assez proche de ce que Peter Gabriel a pu fournir par le passé.
De l’autre, et c’est le cas de la majorité des titres, une structuration assez simple, en couplets-refrain, dont l’évolution est toutefois garantie par une montée en puissance parfois très marquée, menée de main de maître suivant un modus operandi toujours sensiblement le même : une accumulation progressive des strates instrumentales produisant un insensible crescendo. Ainsi, les premières minutes de « Sky Blue » ne sont composées que d’une rythmique évanescente coiffée de claviers et d’une basse, avant l’irruption d’une rythmique électronique en ostinato (NdRC : phrase musicale répétée de façon obsédante, « obstiné » – ce qui a donné le nom – permettant d’articuler une œuvre), qui se structure et se complexifie peu à peu, alors que les chœurs se densifient et s’animent.
Une rupture brusque a ensuite lieu, qui introduit une nouvelle ambiance, la seconde partie du morceau étant construite de la même manière que la première. « Signal To Noise » est à cet égard plus original, et sa construction plus heurtée et moins linéaire en fait le titre le plus « progressif » de l’album. De même, l’instrumentation reste toujours plus ou moins la même : rythmiques naturelles ou programmation, guitares sauf exception (« Darkness ») assez légère et discrète, basse souvent chaude, parfois groovy (« The Barry Williams Show » ou le titre bonus « Burn You Up, Burn You Down »), et surtout, les claviers et le piano occupent une place importante, tant en termes d’ambiances que dans un rôle de soutien au chant.
Cependant, cette forte identité de Up ne l’empêche pas de présenter d’importants contrastes et des ambiances très variées. L’album oscille en effet entre l’inquiétude, la douleur, le malaise (« Darkness », la ‘prière païenne’ « I Grieve », « My Head Sounds Like That ») et la sérénité (« Growing Up », fin de « I Grieve », « The Drop »), sans oublier un aspect satirique et grinçant (« The Barry Williams Show ») prononcé, preuve que Peter Gabriel n’a perdu ni son idéalisme, ni sa capacité à cerner les travers de ses contemporains. La dualité des ambiances se retrouve parfois à l’intérieur même de chaque titre, « Darkness » en étant une fois encore la preuve paroxysmique. Chose curieuse toutefois, ces ambiances particulières et presque palpables font assez souvent penser à Chroma Key (« Growing Up », « I Grieve », « My Head Sounds Like That »).
Bien qu’Up soit une pièce maîtresse de contrôle et de sincérité, on peut en regretter certaines caractéristiques, qui en limitent la portée. Peter Gabriel semble en effet sans cesse écartelé entre un passé glorieux et marquant (certains passages de « Darkness », l’esprit de « No Way Out », le refrain de « The Barry Williams Show » sont assez proches de son travail antérieur, au sein de Genesis comme en solo) et une modernité revendiquée mais dont il paraît ne pas toujours savoir que faire. Peter Gabriel réutilise différents modèles actuels, sans toujours parvenir à les intégrer à son style reconnaissable entre mille, d’où un certain aspect « patchwork ». Ainsi en est-il du passage violent de « Darkness », ou de certaines rythmiques de « Growing Up ». De plus, la matière musicale de certains morceaux paraît un peu légère pour leur durée (« Growing Up » ou « No Way Out » auraient peut-être pu se contenter d’une minute de moins…), d’autant qu’une certaine incapacité à conclure pousse Peter Gabriel à avoir trop souvent recours à des procédés de fade out, la fameuse baisse de volume jusqu’à extinction en fin de titre, qui laissent une impression d’inachevé.
Up est ainsi, après tant d’années, un album d’une grande maturité artistique et d’une grande sincérité, et dévoile toutes les hésitations de son géniteur. Globalement, ce disque est sombre, moite et pesant, ce qui n’empêche d’ailleurs pas, entre des nuages menaçants, quelques éclaircies, comme en témoigne la fin de « Signal to Noise ». Mais paradoxalement, malgré sa réelle noirceur et son côté grinçant, Up provoque une réelle attraction.
Fanny Layani
DOSSIER : Peter Gabriel – Up
Après un long silence musical, Peter Gabriel nous est revenu avec un album imposant et comme souvent chez cette figure incontournable, inhabituel. Nous avons saisi cette opportunité pour accorder à Up un traitement un peu particulier sous la forme d’un dossier spécial à quatre mains (soit deux rédacteurs…). Ce dossier revient dans un premier temps sur la carrière de Peter Gabriel, tente quelques rapprochements avec ses réalisations passées pour se livrer enfin à une dissection de l’album piste par piste.
1. Les noms derrière l’album
Dix ans d’attente et, au final, dix morceaux qui composent ce qui est peut être l’aboutissement de plus de trente années consacrées par Peter Gabriel à la musique. Ses fans s’en doutaient, suivant pas à pas la conception de Up sur son site web, où il détaillait les étapes de la production, les intervenants, et dévoilait quelques paroles et extraits musicaux. Le grand public ne devrait pas tarder à adopter et consacrer le produit fini, disponible depuis le 25 septembre. Revenons sur la carrière solo de l’ex-Genesis pour mieux comprendre ce dernier album.
De Genesis à Peter Gabriel
Peter Gabriel n’a eu de cesse de surprendre, mettant en scène et portant littéralement Genesis en studio et en live (l’illustration la plus frappante étant ce costume de fleur arboré sur « Supper’s Ready », et la plus convaincante incarnée par The lamb lies down on broadway), quittant Genesis à l’apogée de sa créativité, alors que le groupe commençait à exploser commercialement avec l’engouement du continent américain, et débutant sa carrière avec l’inusable Solsburry Hill , qui n’est ni plus ni moins que l’explication de son départ du groupe. En avance sur son temps, soit il en inaugurait l’usage de l’électronique sur des morceaux grand public à la fin des années 70, soit il militait pour l’aide aux pays pauvres avant que cette cause ne fut reprise par les stars des années 80. Il fut également l’un des premiers à se lancer dans les musiques de film (avec Birdy et surtout le sublime Passion, musique du controversé La dernière tentation du Christ de Martin Scorcese). Plus discret dans les années 90 avec la création de son label Real World, il préfère alors s’investir dans de nombreux évènements, souvent liés à la musique, comme le festival Womad.
Au cours de toute cette carrière solo, Gabriel passa par tous les stades, avec le succès commercial et artistique que l’on sait : commercial évidemment avec ses deux derniers albums, qui ne sont pas toujours du goût de ses fans les plus conservateurs qui ont souffert de le voir se déhancher sur « Sledgehammer »; mais artistique aussi, avec l’impeccable trilogie I, II et III, qui montre de quelle manière il est possible de passer d’une décennie à une autre tout en laissant derrière soi la musique progressive au sens strict pour continuer à évoluer avec son temps. Sur chaque disque, on trouve une véritable affirmation de soi, à tel point qu’il est aisé à l’auditeur attentif de percevoir l’état d’esprit de Gabriel sur chacun. Ainsi, en 2002, il semble désenchanté et amer.
Up, c’est qui ?
Pour entrer dans Up, commençons par en lister les intervenants. Peter Gabriel n’a jamais hésité à faire appel à pléthore de musiciens (et ce, dès ses débuts : Robert Fripp, Jerry Marotta, Dave Gregory, Kate Bush…), non seulement pour l’interprétation de ses morceaux, mais aussi pour la composition. Up se distingue en cela, puisque l’intégralité des titres est de la main de Gabriel, ce qui n’empêche cependant pas de constater l’indéniable apport de quelques-uns des participants (plus de 20 personnes sont citées…). On retrouve ainsi la vieille garde, avec les indéboulonnables Tony Levin (bassiste complété par l’hyperactif Manu Katche à la batterie) et David Rhodes (guitares) ou Bob Ezrin, le gourou du rock des années 70 et 80 (Pink Floyd : The Wall, c’est lui), produisant certains titres, et relayé par d’autres producteurs de notoriété mondiale, comme Daniel Lanois et l’excellent David Bottril.
Plus surprenante est la présence d’Alex Swift et Richard Chappell à la programmation, de Will Gregory (de Goldfrapp, duo tendance croisant Portishead et Morricone) aux arrangements (pour le London Session Orchestra), ainsi que de Steve Osborne à la production, récemment salué pour le Get Ready de New Order (Stephen Hague, le producteur de leurs premières œuvres, est d’ailleurs également crédité sur Up ) et qui s’était aussi occupé de New Wave. Enfin, deux signatures Real World font leur apparition : « The Blind Boys of Alabama » et Nusrat Fateh Ali Khan. Bref, un parfait alliage entre un groupe de base impressionnant et l’intervention ponctuelle d’artistes parmi les plus en vue de la scène musicale actuelle.
2. Up : before, around, about
Le premier détail frappant, à l’écoute de l’album, est sa grande noirceur, loin des dernières réalisations de Gabriel.
Certes, on retrouve quelques morceaux du calibre des singles sortis entre 1985 et 1992, tel « Growing Up » et « The Barry Williams show ». Ces deux morceaux paraissent d’ailleurs très isolés à première vue, sur un album par ailleurs homogène. Le fait que « The Barry Williams show » ait été choisi comme premier single ne doit rien au hasard, tant son refrain naïf (presque niais) est représentatif d’une certaine idée que le grand public se fait du personnage. Ceci dit, une écoute plus attentive révèle des couplets plutôt travaillés, et une dernière partie plus expérimentale, qui cadre mieux avec les ambitions de Up, notamment par un gros travail de programmation et de rythmique. Pour le reste, la voix plaintive et si caractéristique de Gabriel refait son apparition, sur une trame particulièrement sombre.
Force est de constater que les références qui se trouvent dans Up en appellent bien plus aux premiers qu’aux derniers disques de Gabriel, références d’ailleurs plus thématiques que proprement musicales. C’est ici que l’on retrouve cette idée d’état d’esprit qui transparaît dans chaque œuvre de l’artiste. Un signe est donné par l’écriture à la première personne de la quasi-totalité des titres, avec des paroles faites d’obsessions (« Darkness »), de regrets (« I Grieve »), de peurs (« My head sounds like this ») et d’évènements pénibles (« No way out »). Sur ce point d’ailleurs, on est surpris de ne pas retrouver les textes dans le livret, ce dernier n’indiquant même pas qu’ils figurent en fait sur la partie CD-rom ! Inutile donc d’imprimer péniblement ces derniers sur le site de leur auteur.
Tout du long de Up, on se surprend donc à retrouver le Gabriel de ses débuts solo (et de façon troublante celui de III, sorti en 1980), magnifié par deux décennies de technologie, de rencontres et d’expériences. Au vu de la longue carrière de l’artiste et de la densité de cet opus, nul doute que l’on pourrait multiplier les références et les parallèles à l’infini. Toujours est-il que « Darkness », morceau schizophrène à la rythmique martiale, peut facilement rappeler « Intruder » tant cette dualité dans le chant (en alternance camouflé par de lourds effets ou très clair) et dans la musique (échangeant guitares stridentes contre piano) est semblable. De même, « My Head sounds like that » fait écho à « Lead a normal life » avec cette rythmique et cette voix toute en douceur pour évoquer un homme au bord de la folie. « Signal to Noise » (un des morceaux les – voire le – plus forts de l’album) nous ramène au magnifique « Here comes the flood », avec cette même thématique « fin de millénaire », cette urgence dans la voix et une orchestration presque outrée (cf. le déluge de cordes en final de « Signal to.. »). La critique du « Barry Williams show » se fait un peu de la même manière que celle des « Jeux sans frontières » (véridique !) que Peter fustigeait sur « Games without Frontiers » : un refrain presque parodique, des paroles cyniques, des rythmique électroniques et des sonorités modernes… et au final deux singles !
L’album de la maturité ?
C’est peu dire que Peter Gabriel vient de sortir un album d’une grande ambition, une œuvre qui méritait effectivement quelques années de réflexion. Pas une écoute sans que l’oreille ne se tende, qu’une mélodie, une idée ne vous surprenne. Outre la richesse de la trame musicale on peut noter que seul le dernier titre passe sous la barre des 6 minutes. Et pourtant, on a bien affaire à des morceaux, avec une seule mélodie principale, un refrain, et souvent une structure sans complexité insoluble. Mais la multitude de niveau d’écoutes, les imperceptibles variations sur les idées principales font que ce qui semble n’avoir duré que 40 minutes vous a tenu en haleine plus d’une heure. Impressionnant. Up apparaît donc, et de loin, comme l’album le plus abouti de l’ex-chanteur de Genesis. Sa grande homogénéité est l’une des preuves du talent unique de son géniteur mais aussi d’une véritable recherche d’unité artistique, accomplie malgré le nombre des intervenants. Son extrême sophistication et sa modernité finissent d’en assurer la postérité et par là même, celle de Peter Gabriel lui-même… en attendant le prochain !
3. Un disque attendu
Peter Gabriel brise avec Up un silence décennal. Ce retour semble placé sous le signe de la dualité, sans jamais réellement savoir ou vouloir choisir, entre passé et modernité, entre douceur et noirceur, entre satire et malaise. Les titres qui composent cet album sont en effet plus ambivalents et multiples les uns que les autres mais, malgré leur variété, possèdent de solides liens et une identité propre qui font la profonde cohérence de l’œuvre.
En termes de construction, deux grands procédés s’affrontent et se mêlent parfois en un même titre : d’un côté, la recherche d’un contraste maximal, comme le prouve « Darkness », entrée en matière alternant passages très violents presque bruitistes, à la voix altérée par de nombreux effets, et passages doux et intimistes, avec un chant plus traditionnel et assez proche de ce que Peter Gabriel a pu fournir par le passé.
De l’autre, et c’est le cas de la majorité des titres, une structuration assez simple, en couplets-refrain, dont l’évolution est toutefois garantie par une montée en puissance parfois très marquée, menée de main de maître suivant un modus operandi toujours sensiblement le même : une accumulation progressive des strates instrumentales produisant un insensible crescendo. Ainsi, les premières minutes de « Sky Blue » ne sont composées que d’une rythmique évanescente coiffée de claviers et d’une basse, avant l’irruption d’une rythmique électronique en ostinato (NdRC : phrase musicale répétée de façon obsédante, « obstiné » – ce qui a donné le nom – permettant d’articuler une œuvre), qui se structure et se complexifie peu à peu, alors que les chœurs se densifient et s’animent.
Une rupture brusque a ensuite lieu, qui introduit une nouvelle ambiance, la seconde partie du morceau étant construite de la même manière que la première. « Signal To Noise » est à cet égard plus original, et sa construction plus heurtée et moins linéaire en fait le titre le plus « progressif » de l’album. De même, l’instrumentation reste toujours plus ou moins la même : rythmiques naturelles ou programmation, guitares sauf exception (« Darkness ») assez légère et discrète, basse souvent chaude, parfois groovy (« The Barry Williams Show » ou le titre bonus « Burn You Up, Burn You Down »), et surtout, les claviers et le piano occupent une place importante, tant en termes d’ambiances que dans un rôle de soutien au chant.
Cependant, cette forte identité de Up ne l’empêche pas de présenter d’importants contrastes et des ambiances très variées. L’album oscille en effet entre l’inquiétude, la douleur, le malaise (« Darkness », la ‘prière païenne’ « I Grieve », « My Head Sounds Like That ») et la sérénité (« Growing Up », fin de « I Grieve », « The Drop »), sans oublier un aspect satirique et grinçant (« The Barry Williams Show ») prononcé, preuve que Peter Gabriel n’a perdu ni son idéalisme, ni sa capacité à cerner les travers de ses contemporains. La dualité des ambiances se retrouve parfois à l’intérieur même de chaque titre, « Darkness » en étant une fois encore la preuve paroxysmique. Chose curieuse toutefois, ces ambiances particulières et presque palpables font assez souvent penser à Chroma Key (« Growing Up », « I Grieve », « My Head Sounds Like That »).
Bien qu’Up soit une pièce maîtresse de contrôle et de sincérité, on peut en regretter certaines caractéristiques, qui en limitent la portée. Peter Gabriel semble en effet sans cesse écartelé entre un passé glorieux et marquant (certains passages de « Darkness », l’esprit de « No Way Out », le refrain de « The Barry Williams Show » sont assez proches de son travail antérieur, au sein de Genesis comme en solo) et une modernité revendiquée mais dont il paraît ne pas toujours savoir que faire. Peter Gabriel réutilise différents modèles actuels, sans toujours parvenir à les intégrer à son style reconnaissable entre mille, d’où un certain aspect « patchwork ». Ainsi en est-il du passage violent de « Darkness », ou de certaines rythmiques de « Growing Up ». De plus, la matière musicale de certains morceaux paraît un peu légère pour leur durée (« Growing Up » ou « No Way Out » auraient peut-être pu se contenter d’une minute de moins…), d’autant qu’une certaine incapacité à conclure pousse Peter Gabriel à avoir trop souvent recours à des procédés de fade out, la fameuse baisse de volume jusqu’à extinction en fin de titre, qui laissent une impression d’inachevé.
Up est ainsi, après tant d’années, un album d’une grande maturité artistique et d’une grande sincérité, et dévoile toutes les hésitations de son géniteur. Globalement, ce disque est sombre, moite et pesant, ce qui n’empêche d’ailleurs pas, entre des nuages menaçants, quelques éclaircies, comme en témoigne la fin de « Signal to Noise ». Mais paradoxalement, malgré sa réelle noirceur et son côté grinçant, Up provoque une réelle attraction.
Fanny Layani