On ne peut jamais revenir en arrière
A la rédaction de Chromatique, on suit et apprécie Bent Knee depuis 2017, avec un bilan de deux moutons cœur et deux moutons contents décernés par quatre rédacteurs différents. Vous aurez compris qu’on les aime ces Américains, qui explorent le rock à leur façon, rendant l’étiquette de rock progressif un peu restreinte quand il s’agit de décrire leur musique. Autant vous dire qu’on s’en posait des questions à leur sujet. Pourtant ce n’est qu’à l’occasion de la sortie de Twenty pills without water que nous menons notre première interview du désormais quatuor de Boston (Ben Levy et Jessica Kion ont quitté le navire en 2022). Nous avons passé une heure passionnante avec Chris Baum (violon, guitare, claviers) qui, disert, nous a éclairés sur bien des sujets !
Entretien réalisé via Zoom le 1er décembre 2024.
Chromatique : Twenty pills without water revient à des sonorités plus classiques pour Bent Knee. Sur les deux précédents albums vous expérimentiez dans des directions opposées. You know what they mean était très garage, plein de distorsion et de rage. Frosting s’inspirait de l’hyperpop. Peux-tu nous dire ce qui vous a motivé à produire chacun de ces albums ?
Chris Baum : Cela tient à comment nous les avons composés. Pour les anciens albums nous faisions des démos chacun de notre côté, puis nous les apportions au local de répétition et nous nous essayions de les étoffer tous ensemble. Pour You know what they mean on a voulu bousculer nos habitudes, donc on a fait l’inverse. Chaque titre est né d’un bœuf au local de répétition, que nous avons ensuite chacun retravaillé à la maison. Et on écoutait beaucoup de musique heavy à cette époque. Tout cela explique pourquoi il sonne très thrash/garage.
En ce qui concerne Frosting, c’est un album issu du Covid. On écoutait beaucoup de musique électronique et d’hyperpop, et je pense que nous avons été séduits par l’idée qu’il s’agissait en quelque sorte de l’incarnation d’Internet. Il s’y passe tellement de choses en permanence et il y a tellement d’influences. Et comme nous écrivions à distance, une grande partie de cet album est née du fait que nous échangions des fichiers, que nous essayions tout un tas de choses. C’était un de ces albums où on se dit qu’on peut faire tout ce qui nous passe par la tête, puisque de toutes façons on est tous coincés chez nous. « Faisons quelque chose de totalement différent » était notre mot d’ordre pour cet album.
Twenty pills without water est intéressant puisque c’est le premier album qu’on enregistre à quatre au lieu de six. Donc une grande partie de cet album est une sorte d’acceptation du fait que nous sommes dans de nouvelles phases de nos vies, mais aussi que le groupe est dans une nouvelle phase et qu’il apprend à créer dans cette nouvelle configuration. Et donc le retour à l’ancien son Bent Knee, d’une certaine manière, je pense que c’est juste pour essayer de s’installer dans ce nouveau paradigme.
En parlant du processus de composition, depuis le début, tous vos morceaux sont attribués à l’ensemble du groupe. Est-ce une décision prise dès le départ que tout ce que vous produirez avec Bent Knee sera signé collectivement ? Ou est-ce parce que tout le monde contribue véritablement à toutes les compositions ?
Je dirais les deux. Tu sais, j’ai vu beaucoup de groupes péricliter à cause de la quantité de crédits ou le peu de crédits accordés à chaque membre. De ce point de vue, je pense que le fait d’avoir une approche complètement démocratique, collaborative, où tout appartient à tout le monde, a été bénéfique pour le moral et la longévité du groupe. Mais en plus, je pense que dès lors qu’on a travaillé sur une chanson ensemble, peu importe de qui elle vient. Après qu’elle soit passée par le processus Bent Knee, qui consiste à confronter nos idées, puis la jouer tous en live, il devient presque impossible de démêler qui a apporté quoi. Ce que je trouve fascinant, c’est que tout le monde dans le groupe joue tellement d’instruments qu’on ne sait plus qui a joué quoi. Sur Twenty pills without water, par exemple, il y a beaucoup de parties pour cordes, et les gens supposent que tout est de moi, puisque je suis le violoniste. Mais en vérité, Courtney a écrit autant d’arrangements pour cordes que moi !
Pour revenir un peu aux influences des deux précédents albums, dans la chronique de You Know What They Mean, je mentionnais le fait que le seul parallèle que j’arrivais à faire avec cet album c’était The Downward spiral de Nine Inch Nails. Est-ce une référence qui vous parle ?
Ah oui, complètement. Vince en particulier est un grand fan de Nine Inch Nails et de Trent Reznor. Même sur Frosting, il y a une chanson qui s’appelle « The Upward Spiral », qui est un clin d’œil à cette chanson.
Et concernant Frosting, est-ce que vous écoutez de l’hyperpop ?
Moi, pas du tout. Mais d’autres membres du groupe ont certainement été influencés par l’hyperpop, surtout Ben. Je pense que c’est en grande partie dû au fait que Ben est un produit de l’Internet. Il y est tout le temps !
As-tu vu le film Everything everywhere all at once ? Ça parle de cette notion : dans un univers où on peut être n’importe où, n’importe quand et faire tout ce qu’on veut, que choisit-on de faire ? Et j’ai l’impression que Frosting incarne cette idée sous une forme musicale. Plus que d’être influencés par l’hyperpop, je pense que nous voulions faire un disque drastique qui va dans tous les sens. Parce que c’est ce que nous ressentions tous, tu sais. Pendant le confinement, on passait tellement de temps en ligne. Et j’avais l’impression qu’en dehors, il ne se passait rien. On a juste essayé de traduire en musique notre ressenti de cette expérience.
Ces deux albums se distinguent également du reste de votre discographie par leurs pochettes faites numériquement. Celle de You know what they mean est très abstraite. Était-ce volontaire de vous départir de vos habitudes aussi bien visuellement que musicalement ?
La pochette de You know what they mean a été réalisée par un artiste japonais. Nous voulions quelque chose qui donne l’impression d’éléments disparates qui se rejoignent, à cause de la façon dont l’album a été fait, c’est-à-dire tous ensemble dans une même pièce. Un peu comme une tâche d’essence où on peut voir toutes sortes de couleurs. Nous avons un mentor, Susan Rogers, qui était l’ingénieur du son de Prince. Elle enseigne au Berkeley College of Music où nous avons tous été formés. Après Land Animal, nous lui avons demandé quel conseil elle nous donnerait si elle devait produire notre prochain album. Elle nous a répondu qu’elle l’écrirait avec les tripes. Et comme vous le savez, Bent Knee est un groupe très cérébral. Ce que nous en avons retenu, c’était l’idée de faire un album qui nous fasse vibrer dans nos corps. Et donc on s’est dit, OK, écrivons de la musique dans une pièce tous ensemble. Il y a donc six éléments différents sur la pochette de l’album qui s’imbriquent et qui nous représentent.
Pour Frosting, comme on avait tout composé par ordinateur, on a décidé d’essayer de faire le visuel nous-même. C’est Ben qui a proposé cette pochette d’album, il travaille beaucoup avec Blender et la modélisation 3D. Et j’ai été vraiment frappé par cette image d’une figure humanoïde dont le corps est en quelque sorte ouvert. C’est tiré d’une animation réelle où Ben a construit cette figure, puis a lancé un objet sur elle. Cela symbolise ce qu’on a ressenti pendant le Covid : nous étions bombardés d’informations et avions le sentiment que notre quotidien n’était pas aussi ancré que nous le croyions.
Si j’en crois setlist.fm, vous ne jouez plus aucun morceau de Frosting en concert. Pour quelle raison ?
C’est compliqué parce que Frosting a été écrit exclusivement par ordinateur et échanges de fichiers, donc c’est un disque vraiment difficile à jouer en live. Il y a quelques chansons que nous avons déjà jouées, comme « Queer Gods », « Invest in Breakfast » et « Not this time », et je pense qu’on pourrait essayer de les refaire. Mais pour la plupart d’entre elles, nous n’avons pas trouvé comment faire pour les reproduire en concert. Parce que nous n’avons jamais joué avec des bandes auparavant et nous ne souhaitons pas le faire. Nous ne sommes pas un groupe qui joue au clic. Ce n’est pas vraiment dans notre éthique de faire ça. Et par conséquent, nous sommes limités dans ce que nous pouvons faire, surtout maintenant que nous ne sommes plus que quatre. La voix de Jessica est très présente sur Frosting, et comme elle a quitté le groupe, notre nouvelle formation ne se prête plus trop à jouer ces chansons. Il s’agit juste de trouver ce qui fonctionne en live et une grande partie de cet album ne fonctionne pas bien en live.
En parlant de la voix de Jessica, j’imagine que sur les autres disques et en concert elle faisait les chœurs féminins. Comment gérez vous ses parties aujourd’hui ?
Oui, c’est pas évident. Je fais la plupart des chœurs maintenant, et nous avons réussi à les retravailler de manière satisfaisante, majoritairement. Mais nous avons dû malgré tout écarter certaines chansons qui ne pouvaient pas sonner comme il fallait avec cette formation. Globalement, nous nous répartissons les parties des deux musiciens en moins. Nos concerts sont comme un numéro de jonglage de cirque en ce moment, parce que nous jouons tous tout un tas d’instruments différents. Gavin déclenche beaucoup de sons que nous ne pouvons pas reproduire en direct depuis un pad. Il y a un moment dans le show où Courtney joue de la basse et je joue du violon. J’ai un clavier qui est connecté au clavier de Courtney qui me permet de déclencher ses sons. Et j’ai besoin de jouer une note au clavier parce qu’elle n’a pas le temps parce qu’elle joue de la basse. Ensuite, elle appuie sur une pédale de sustain pour laisser le son de sa basse se poursuivre pendant qu’elle reprend le clavier. Puis je passe à un autre instrument. C’est comme une danse très complexe…
Et ça vous convient comme ça ou c’est un enfer ?
C’est génial maintenant. C’était très stressant au début, mais c’était un défi créatif assez incroyable. Et je suis vraiment content que nous ayons pris le temps d’essayer de le résoudre à quatre, parce que j’ai l’impression que nous faisons un show qui est vraiment spécial grâce à ça. C’est juste que ça a pris beaucoup de temps pour réorchestrer et trouver comment faire fonctionner tout ça.
Est-ce que Courtney savait déjà jouer de la basse ou est-ce qu’elle s’y est mise par nécessité ?
Elle a commencé à apprendre la basse pour un autre projet, qui était une sorte de groupe de garage doom metal appelé Quietly. Malgré ça, c’était loin d’être évident, surtout pour jouer « Holy Ghost ». Sur cette chanson, ce qu’elle fait m’impressionne beaucoup, de réussir à chanter en même temps qu’elle joue cette ligne de basse. Surtout pendant le refrain !
Et toi, tu savais déjà jouer de la guitare ou tu t’y es mis par nécessité ?
Je jouais déjà un peu de guitare avant de savoir qu’il faudrait que je remplace Ben, qui est l’un des meilleurs guitaristes que je connaisse. Pendant l’année qui a précédé la reprise des tournées, j’ai pratiqué cet instrument comme si j’essayais d’entrer à nouveau au Berkeley College of Music. Je pense que ça a été une grande source de créativité pour nous tous, parce que ça nous a permis de progresser sur des instruments avec lesquels nous n’étions pas aussi à l’aise auparavant.
Et est-ce que tu pratiquais déjà les claviers aussi ?
Oh, juste assez pour composer. J’ai eu un semestre « claviers » à l’école de musique, mais c’est à peu près tout.
Quand Ben et Jessica vous ont dit qu’ils quittaient le groupe, vous êtes vous posés la question de tout arrêter ? Ou était-ce clair dès le départ que vous souhaitiez continuer ? Et a-t-il un moment été question de recruter des musiciens pour les remplacer ?
On s’est posé toutes ces questions. Pour nous, comme dans le monde entier, le Covid a été une occasion de réfléchir attentivement à comment nous souhaitions vivre, comment nous faisions de la musique, et ce que nous voulions faire ensuite. C’est comme ça que Ben et Jessica ont décidé qu’ils ne souhaitaient plus faire de tournées. Il y a eu un moment où on s’est posé la question de l’avenir de ce groupe. Au final, nous avons décrété que nous avions encore des choses à dire, que nous n’étions pas prêts à jeter l’éponge. Nous avons envisagé d’éventuellement recruter d’autres musiciens. Mais Bent Knee n’est pas un groupe assez important pour faire appel à des mercenaires et les payer correctement, nous ne gagnons pas encore assez d’argent. Et intégrer de nouveaux membres permanents nous paraissait un peu prématuré. Nous jouons ensemble depuis 12 ans, et essayer d’ajouter une nouvelle personne dans notre alchimie de groupe n’aurait pas été simple. Nous voulions vraiment voir ce que nous pouvions faire à quatre. Mais la question reste ouverte, peut-être que nous recruterons un nouveau membre à l’avenir.
Quand vous composiez les chansons de cet album, vous posiez vous la question de la faisabilité de les reproduire à quatre en concert ?
Non, on n’y pensait pas pendant le processus créatif. Ce qui a rendu cet album plus simple à jouer en concert que Frosting c’est qu’il a été composé d’une manière totalement différente. Nous nous installions dans le salon de Courtney et Vince avec des synthés et plein d’autres choses et on cherchait des sons. Cela nous a donné 400 démos différentes d’idées de chansons. Puis on a réservé un studio pour faire du bruit ensemble et jeter les bases d’autres chansons. Mais certaines idées avaient déjà émergées avant même que nous envisagions d’écrire un nouvel album. Parce que notre dernier concert avec Ben et Jessica était un festival à Seattle appelé Sea Prog. Et la veille du jour où nous devions prendre l’avion pour y aller, ils ont eu le Covid et n’ont pas pu jouer. Plutôt que d’annuler, nous avons décidé de faire un set complètement improvisé (ce que nous avons fait des tonnes de fois hors concert, ou même en concert, mais pas en tant que Bent Knee). C’était intimidant, mais vraiment cathartique, que le dernier concert avec Ben et Jessica soit finalement devenu notre premier concert en tant que quatuor. La chanson « Forest » existe grâce à ce concert. C’est là, pendant cette heure d’improvisation, que le groove de batterie et la ligne de basse sont nés. Et je dirais qu’au moins 50 % de cette chanson ont été joués comme un truc complètement improvisé pendant ce concert.
Y a-t-il sur cet album des chansons auxquelles Ben et Jessica ont contribué ?
Non. Nous sommes toujours amis, mais on s’est dit que si nous continuions à quatre, il nous fallait trouver notre propre identité. Il y a plein d’invités sur cet album parce qu’il y avait plus d’espace. Et nous avons pu faire venir beaucoup de gens avec qui je voulais collaborer depuis longtemps. Peut-être que nous ferons appel à Ben et Jessica à l’avenir. Mais pour cet album, on voulait découvrir comment nous pouvions sonner sans eux.
La pochette et les visuels de cet album sont magnifiques. Avez vous laissé carte blanche à l’artiste, ou lui avez-vous donné des indications précises de ce que vous vouliez ?
Un peu des deux. L’artiste s’appelle Scott Siskin. Nous sommes devenus amis à l’époque où il jouait dans un groupe à Baltimore. Depuis il a déménagé en Italie, mais nous sommes restés en contact. A l’époque, il nous avait fait une affiche de tournée que nous avions adorée. J’ai donc toujours eu envie de collaborer avec lui. L’occasion était parfaite. Nous savions que nous voulions une illustration pour chaque chanson de l’album. Nous savions comment l’album allait s’appeler. Nous savions de quoi parlait chaque chanson. Nous avions les grandes lignes de ce que nous voulions. A partir de là il avait carte blanche. En gros chaque chanson de l’album traite d’un vice différent ou d’une émotion dérangeante dans la psyché humaine. Nous lui donnions des mots pour décrire chaque morceau. Et tout ce qu’il nous envoyé en retour nous a immédiatement semblé parfait. L’édition vinyle de l’album est accompagnée d’un magnifique livret de 30×30 cm, où chaque illustration est mise en valeur. C’est vraiment magnifique. De tous les packagings que nous avons faits en tant que groupe, c’est celui qui m’a le plus enthousiasmé.
Sur la première moitié de l’album, plusieurs chansons possèdent des mélodies arabisantes (« Forest », « I like it », « Big bagel manifesto »). Y a-t-il une raison particulière à cela ?
Je ne pense pas, si ce n’est que nous sommes tous influencés par des musiques du monde entier. Ce que je peux dire concernant « Big Bagel Manifesto », c’est que cette chanson est née d’un patch que j’ai trouvé dans Omnisphere, qui est un synthétiseur VST. Nous étions en studio et on a commencé à improviser sur ces accords. Et Courtney a chanté cette mélodie planante en yaourt. Sur l’enregistrement final, nous avons remplacé le synthé par une vraie section de cordes.
« Forest » est une chanson que nous avions terminée très tôt dans le processus d’enregistrement, mais quelque chose ne collait pas. Je pense qu’elle a fini par fonctionner pour deux raisons. D’abord, on a décidé de faire en sorte que ça ressemble à un culte, un rituel. Et puis la voix de Courtney doublée par les cordes, comme un orchestre de Bollywood, c’était juste une idée aléatoire : essayons d’imiter la ligne vocale et voyons ce qui se passe. Et le résultat est tout simplement magique. J’adore ce son !
La chanson DLWTSB intrigue, autant pour ses sonorités années 80 qui détonnent du reste de l’album que pour son titre dont on n’arrive pas à deviner le sens.
Cette chanson a commencé comme un hymne synthé un peu ridicule. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle deviendrait une chanson à part entière. Mais Courtney a décidé que ça sonnait comme un hymne pour une équipe sportive ou quelque chose dans le genre. Et toute la chanson a été écrite autour de cette idée d’encourager une équipe de loosers, même si tu sais qu’elle perd. Aux États-Unis, l’une des pires équipes de football américain de ces dernières années ce sont les Detroit Lions. Le titre est ironique, c’est un acronyme qui signifie « Detroit Lions Win The Super Bowl ». Et ce qui est drôle, c’est qu’ils sont très bons cette saison. On n’arrivait pas à trouver un titre. On s’est dit qu’on ne pouvait pas utiliser Detroit Lions dans le titre d’une chanson, à cause des copyrights. Et Courtney voulait appeler la chanson Motor City Sports Cats, Motor City étant le surnom de Detroit. Mais finalement, on s’est dit que l’idée de l’acronyme serait amusante. Du coup, il y a eu des tentatives intéressantes pour essayer de deviner ce que ça pouvait bien vouloir dire !
Sur cet album comme sur You know what they mean, on trouve des interludes étranges enregistrés au dictaphone. Pour quelle raison ?
You know what they mean commence par un enregistrement que Vince a eu l’idée de faire lors d’un concert à Lansing dans le Michigan (c’est pour ça que le titre s’appelle Lansing). Et c’était, de loin, la pire expérience sonore que nous ayons jamais eue. Le personnel de la salle était incompétent. Nous avons passé tellement de temps à essayer d’obtenir du son… Je ne vais pas raconter toute l’histoire parce que ce serait très long. Mais on a eu tellement de problèmes, qu’après tous ceux rencontrés pendant les balances, même le public a pâti de cette expérience tellement frustrante pendant 45 minutes. C’est le risque quand on doit compter sur l’ingénieur du son de la salle. La plupart du temps, tout se passe bien, mais parfois on n’a pas de chance. Ben a fini par prendre le micro pour dire au public à quel point il était reconnaissant et qu’on allait surmonter cette galère tous ensemble. Et ça m’a semblé parfait, puisque cet album est né d’un groupe composant live, tous ensemble dans un studio. C’était génial de commencer avec cette petite pépite de l’histoire du groupe. Et je pense que « Bone rage » envoie tellement plus avec ce faux départ lo-fi qui le précède.
Sur Twenty pills without water, l’ensemble de l’album parle de changements tumultueux et d’essayer d’accepter le fait qu’on ne peut jamais revenir en arrière. Le groupe ne sera plus jamais ce qu’il a été. Nous ne serons jamais les itérations précédentes de nous-mêmes. C’est très personnel pour moi, mon grand-père est décédé il y a un peu plus d’un an. Et ma grand-mère vit maintenant dans une maison de retraite. Elle a quitté sa maison en périphérie de Pittsburgh où le groupe a séjourné pendant des années. Chaque fois qu’on passait par Pittsburgh ou Cleveland, on restait chez eux. Et cet enregistrement est la dernière fois que le groupe, y compris Ben et Jessica, ont partagé un repas avec mes grands-parents, chez eux. Mes grands-parents sont croyants, et sur l’enregistrement vous entendez la voix de mon grand-père qui dit la prière avant le repas. La maison a été vendue. Nous ne pourrons donc littéralement jamais y retourner. C’est ce dont parle tout l’album. L’idée de commencer avec cet enregistrement n’est même pas de moi mais de Vince. Je ne savais même pas qu’il avait enregistré ça ! Vince enregistre tout le temps. Il ne m’avait pas prévenu, et la première fois que je l’ai entendu, je suis resté sans voix. Tu sais, c’est si émouvant pour moi. Je sais que la plupart des gens ne connaîtront jamais cette histoire. Mais j’ai quand même l’impression qu’on ressent quelque chose de nostalgique et brumeux. Et commencer l’album avec cette ambiance semblait cohérent avec cette idée qu’il véhicule, qu’on ne peut jamais revenir en arrière.
Et quelle est la raison d’être de la chanson « Cowboy« , qui est également très étrange ?
(Rires) En effet, celle-là non plus je n’imaginais pas qu’elle finirait sur l’album. En fait, nous voulions qu’il y ait une césure entre les deux moitiés de l’album. Beaucoup d’albums de Bent Knee sont en deux actes avec une sorte de trou normand au milieu. Cette chanson est arrivée un jour où nous étions épuisés en studio. On ne faisait plus rien, et Gavin a inventé cette chanson pour nous divertir. Et comme on avait laissé les micros allumés, la chanson a été enregistrée. C’est complètement improvisé. On a trouvé ça tellement drôle qu’on a décidé d’essayer de l’intégrer à l’album. On a trituré le son pour qu’elle sonne un peu plus étrange. C’est juste un moment de légèreté et aussi une façon de délester les oreilles avant la seconde moitié de l’album.
Vous avez fréquemment changé de maisons de disques. Pour quelles raisons ?
Je suis flatté d’avoir pu faire partie du label Cuneiform, les artistes qu’ils ont sont incroyables. Le problème qu’on a eu avec eux, c’est qu’on n’a jamais pu les convaincre de mettre notre album sur les plateformes de streaming. Ils sont de l’ancienne école. Et la plupart de leurs artistes font du jazz avant-gardiste ou du classique contemporain. C’est une musique très académique d’une certaine façon, et ce n’est pas péjoratif dans ma bouche. C’est juste que les artistes qui sont sur ce label ont tendance à se produire dans des contextes où les salles ne sont pas nécessairement complètement dépendantes de la vente de billets pour faire des profits parce qu’il y a des subventions, des donateurs privés ou d’autres moyens pour que ce genre de musique puisse continue d’exister dans le monde. Je sais qu’on a un côté expérimental, mais on est avant tout un groupe de pop-rock et nous avons besoin de toucher un large public pour subsister. Et le fait que nous n’ayons pas pu sortir cet album là où la plupart des gens écoutent la musique de nos jours était une grande source de frustration pour nous. C’est pour ça qu’on a quitté Cuneiform. Par chance, notre contrat avec eux était top : nous avons récupéré les droits de l’album au bout de cinq ans et nous avons pu finalement le mettre sur les plateformes de streaming.
Inside Out a été un super label pour nous aussi. Et je pense qu’ils nous ont donné d’énormes opportunités. Mais au final, même si nous avons ces tendances progressives, je ne pense pas que nous rentrions vraiment dans le moule du metal prog. Je n’ai jamais pensé que nous étions un groupe de prog. Et ça m’a toujours surpris que les gens nous définissent comme ça. Nous avons donc pensé qu’il serait à notre avantage d’essayer de réécrire l’histoire. Parce que les seules tournées que nous faisions étaient avec d’autres groupes de metal prog, et on s’est dit qu’il était peut-être temps d’essayer d’établir une identité en dehors de ce monde. Au bout du de compte, je suis reconnaissant envers tous ceux qui nous écoutent, je n’ai aucun problème avec les gens qui aiment le prog, j’aime cette musique aussi. Nous avons tourné avec Leprous et Haken et nous aimons ces groupes. Mais nous avons senti que nous devions changer de label pour pouvoir changer l’idée que les gens peuvent se faire de Bent Knee.
Est-ce que tu préfères l’étiquette art rock, qui revient souvent également pour décrire la musique de Bent Knee ?
Les étiquettes sont traîtres. Dans l’absolu, aucune ne me dérange. Je pense que le seul problème avec l’étiquette prog, c’est que si ce n’est pas une musique que vous écoutez, vous vous en faites immédiatement une image. Et je pense que l’idée qu’on s’en fait effraie les gens. Donc je préfère des termes comme art rock ou même pop expérimentale. J’ai juste l’impression qu’il y a des termes chargés de clichés dans l’industrie de la musique. Et l’un d’entre eux, surtout aux États-Unis, c’est que si vous n’êtes pas un fan de rock prog, vous n’aimerez pas du tout cette musique. Dans beaucoup d’autres genres, les gens sont plus enclins à essayer. Comme nous ne sonnons pas comme Dream Theater, j’ai l’impression que d’avoir une étiquette de genre qui est un peu différente de la leur n’est pas une mauvaise chose. Parce que c’est une porte d’entrée. Tout le monde découvre une nouvelle musique avec une idée préconçue de comment elle va sonner. Et vous courez le risque de ne pas être écoutés simplement à cause de l’étiquette qu’on vous a mise.
Certaines personnes pourraient être offensées par l’idée que quelqu’un ne veut pas être mis dans le genre qu’elles aiment. Mais ça n’a rien à voir avec les gens. J’ai l’impression que les fans que nous avons gagnés grâce à la communauté progressive sont parmi les meilleurs fans de musique au monde. Ils sont très dévoués, s’intéressent vraiment à l’histoire du groupe, ils connaissent tout sur la musique, ils viennent aux concerts et achètent du merchandising. Nous sommes très reconnaissants envers cette communauté. Je ne veux pas décourager les gens qui aiment la musique prog de nous écouter tu sais, bien au contraire. Mais il s’agit juste de trouver le meilleur moyen pour inciter de nouvelles personnes à franchir le pas et venir écouter notre musique.
Est-ce qu’une tournée européenne est prévue ?
J’aimerais tellement ! Mais nous n’avons rien de prévu pour l’instant. En ce moment nous nous laissons quelques mois avant de nous retrouver et réfléchir aux prochaines étapes. C’est compliqué pour nous de venir en Europe en tant que tête d’affiche à ce stade. Parce que nous n’avons pas le public pour que ce soit faisable financièrement. Notre tourneur cherche des possibilités. Je serais ravi s’il nous trouve des opportunités en première partie d’un autre groupe qui tourne en Europe. Ma tournée préférée avec Bent Knee c’était quand nous étions venus en Europe en 2018 avec Haken et Vola !
Merci à Joseph Urban de Take This To Heart Records grâce à qui cette interview a pu se faire.