Genesis - The Lamb Lies Down On Broadway
Sorti le: 17/12/2018
Par Jean-Philippe Haas
Label: Charisma
Site: https://www.facebook.com/genesis/
Après le point culminant qu’a été Selling England By The Pound, Genesis n’a plus d’autre choix que de briser les frontières d’un rock progressif qu’il a contribué à créer. Car à cette époque, le groupe n’est pas encore la machine à tubes incontournable des années quatre-vingt, portée par Phil Collins. C’est Peter Gabriel qui tient le micro et la musique des Britanniques est très éloignée de celle qu’ils feront seulement dix ans plus tard. Depuis Trespass (1970), ils produisent un rock très élaboré et néanmoins très mélodique, qui raconte de petites histoires empreintes d’un romantisme et parfois d’un humour typiquement anglais. Gabriel invente des personnages hauts en couleurs, des histoires à la croisée du conte, du récit fantastique et de la science-fiction. Sur scène, il se maquille, revêt des costumes excentriques et présente ses fables pendant que les autres préparent leurs instruments. Avec l’arrivée sur Nursery Cryme (1971) de Phil Collins à la batterie et de Steve Hackett à la guitare (remplaçant respectivement John Mayhew et Anthony Phillips), Genesis prend de l’ampleur et va enregistrer deux disques majeurs du rock progressif : Foxtrot (1972) et donc Selling England By The Pound (1973). Ce dernier est généralement considéré comme un mètre étalon du genre, au même titre que In The Court of The Crismon King de King Crimson ou Close To The Edge de Yes. C’est aussi l’album qui donna au groupe son premier single classé dans les charts anglais, « I Know What I Like (In Your Wardrobe) ».
En 1974, Genesis bénéficie donc d’une reconnaissance sur le plan international : il a donné ses premiers concerts hors du Royaume-Uni en 1972 et a tourné aux États-Unis en 1973. Des tensions commencent toutefois à se faire sentir. Peter Gabriel, dont la femme vient de connaître un accouchement difficile, est tiraillé entre sa vie personnelle et professionnelle. Par ailleurs, le réalisateur William Friedkin (The French Connection, The Exorcist) s’intéresse à lui et voudrait l’engager comme pourvoyeur de nouvelles idées. Un peu égoïstement, le reste du groupe lui en veut de ne pas se consacrer entièrement à sa musique, et le soupçonne même de vouloir utiliser sa notoriété pour se lancer en solo. C’est donc dans une ambiance parfois tendue que se déroule la réalisation de The Lamb Lies Down On Broadway. Gabriel effectue des allers-retours épuisants entre Londres et la campagne anglaise où se déroule la composition et l’enregistrement. Pendant que Collins, Banks, Rutherford et Hackett composent, leur chanteur écrit les paroles dans la pièce d’à côté. Il a été décidé d’offrir plus d’espace à l’improvisation, d’où l’idée d’un double album. Alors que Mike Rutherford propose un concept basé sur Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, Gabriel impose une histoire écrite par lui-même : le parcours initiatique à New-York d’un Porto-Ricain nommé Rael, sorte de punk avant l’heure. Le chanteur explique : « The Lamb Lies Down contient des éléments de West Side Story, mais c’est aussi une sorte de Voyage du Pèlerin. […] Dans The Lamb, il y avait à la fois du psychédélique, de la recherche spirituelle, et des sujets comme l’aliénation, le répression, l’exclusion, avec la poursuite d’une expérience transformante pouvant déboucher finalement sur une sagesse ». Le visuel en noir et blanc, réalisé par Hipgnosis (célèbre studio de création graphique connu notamment pour les pochettes de disques de Pink Floyd et Led Zeppelin), se démarque de l’imagerie habituellement très colorée et faussement naïve de Genesis, mettant en scène Rael dans des scènes surréalistes.
Deux trente-trois tours, plus d’une heure trente de musique, un accouchement dans la douleur : on peut raisonnablement s’attendre à un disque bancal, inégal, comme bon nombre de double albums. Tony Banks, qui ne garde un bon souvenir ni des séances de composition ni de l’enregistrement, est de cet avis, nourrissant probablement une certaine rancœur à l’égard de Gabriel et des honneurs qui lui sont faits à l’époque. Mais étonnamment, les atmosphères des titres collent parfaitement aux textes de ce dernier, eux-mêmes très différents de ce qu’il a pu écrire précédemment pour Genesis. Les ambiances pastorales, le rock romantique teinté de folk a laissé place à une musique plus sombre, plus tendue, à tel point qu’on a du mal à reconnaître dans un premier temps le groupe qui a produit Selling England By The Pound . Le chant lui-même a subi une mutation qui laisse en grande partie de côté l’emphase et le maniérisme des trois précédents disques. Le ton s’est durci, la guitare de Hackett pose même quelques riffs assez rugueux (« Broadway Melody of 1974 », « Lilywhite Lilith »). Piqué au vif, Banks montre à plus d’une reprise ses capacités d’adaptation et renouvelle sa palette, excellant autant dans les motifs répétitifs (« In The Cage », « Back In N.Y.C. », « Carpet Crawlers ») que dans les nappes enveloppantes ou les envolées, tout en continuant à placer judicieusement du piano (« Cuckoo Cocoon », « Anyway », « The Lamia »). La section rythmique Collins / Rutherford développe plus que jamais des trésors de subtilité ou d’efficacité dans des compositions parfois labyrinthiques.
Les deux premières faces s’enchaînent sans le moindre raté, narrant les tribulations de Rael avec une rare acuité musicale. Les sommets sont nombreux, entre l’introductif « The Lamb Lies Down on Broadway » qui pose la griffe sonore de l’album et « The Chamber of 32 Doors » : le Genesis d’ « antan », symphonique, champêtre (« Cuckoo Cocoon », « Hairless Heart »/« Counting Out Time ») côtoie, au détour d’une crasseuse rue new-yorkaise, un groupe plus sombre (« In The Cage »), plus rugueux (« Broadway Melody of 1974 ») ou au contraire plus fragile (l’émouvant « Carpet Crawlers »).
Le second disque est sans conteste la pomme de la discorde chez les amateurs de Genesis, car nettement plus expérimental. Il commence dans l’urgence avec « Lilywhite Lilith » mais « The Waiting Room » met un coup d’arrêt à cette dynamique. Délire psychédélique, expérience bruitiste, voire remplissage pour certains, la piste explore une facette encore peu exploitée par le quintette : l’improvisation. Plus « progressif », contenant beaucoup plus de passages instrumentaux, cette seconde partie est pourtant, à sa manière, du même acabit que la première, mêlant avec la même adresse l’ancien et le nouveau, et ne comptant pas moins de moments forts : « The Lamia », « The Colony of Slippermen », « In The Rapids »… Et que dire du final « It », que d’aucuns dont Tony Banks trouvent un peu court, mais qui termine pourtant l’album en beauté, sous forme d’une cavalcade rythmée, presque glorieuse.
Une telle œuvre se devait d’être suivie par une tournée à la hauteur, ce qui fut le cas avec plus de cent dates en Amérique du Nord et en Europe, entre octobre 1974 et mai 1975. Peter Gabriel quitte le groupe, à l’issue du concert de Saint-Étienne fin mai 1975. Sa décision était prise depuis quelques temps déjà et il s’en était ouvert à ses partenaires, qui poursuivront avec Phil Collins au chant et à la batterie, avec le succès que l’on sait.
The Lamb Lies Down On Broadway est une aventure musicale de haut niveau, un tourbillon de péripéties contre lequel il est difficile de résister. D’une classe équivalente à d’autre albums conceptuels, comme Tommy ou The Wall, moins populaire peut-être en raison de sa dimension progressive, ce double album a néanmoins l’immense qualité d’avoir très bien vieilli. On jalouserait presque l’actuelle jeunesse qui peut encore connaître ce plaisir ineffable de la découverte d’une œuvre magistrale.