– Electric Miles (1967 – 1975)
Dire que l’apport de Miles Davis à la musique du siècle dernier est important frise la lapalissade tant son travail a influencé nombre d’artistes débordant largement les frontières du jazz. De Birth of the Cool (1949) à Kind of Blue (1959) en passant par Sketches of Spain (1960), pour ne citer que quelques-uns des titres les plus connus, nombre de ses œuvres figurent ainsi au panthéon musical contemporain. Néanmoins, sa période dite « électrique », la plus expérimentale, était et est encore aujourd’hui sujette à la plus grande controverse parmi les fans et les critiques. Bonne raison, en plus de la publication de nombreux live et de l’édition du quarantième anniversaire de Bitches Brew pour que Chromatique s’y intéresse.
Si l’année 1975 est un point final assez évident de l’analyse en raison du retrait pour six ans de Miles Davis, suite à ses divers problèmes de santé et à la consommation excessive de substances qui ne font pas toujours rire, placer un début précis faisant croire à un instant révolutionnaire est pour le moins excessif et contraire à son évolution musicale constante. En effet, on présente souvent In a Silent Way (1969), peut-être en compagnie du premier album du Tony Williams Lifetime, le double Emergency!, comme les débuts fracassants de ce qu’on a appelé le jazz rock ou fusion, c’est-à-dire l’appropriation par l’idiome jazz de l’instrumentarium électrique du rock.
Le cheminement a été plus long à se dessiner en réalité. Le second quintet, malgré son talent immense avec Wayne Shorter au saxophone, Herbie Hancock au piano, Ron Carter à la contrebasse et le jeune Tony Williams à la batterie, ne connaît pas le succès de son illustre prédécesseur des années 1950, avec John Coltrane. A la mort de celui-ci en juillet 1967, Miles n’a plus vraiment de point de comparaison dans l’idiome bop / be bop. De plus, un son étrange en provenance d’Angleterre lui arrive en pleine figure, le rock psychédélique, en particulier un certain Jimi Hendrix et sa guitare inventive ainsi que Cream et leur façon étrange d’exploser les structures blues à un niveau assourdissant. Voilà une solution à creuser : guitare plus électricité. Les premiers essais, la longue pièce « Circle in the Round », ont lieu en décembre 1967 avec Joe Beck à la guitare électrique et, à la demande de Miles, Herbie Hancock au Célesta. S’ils devront attendre plus de dix ans avant d’être publiés (les double albums Circle in the Round en 1979 et Directions en 1981), ces premiers enregistrements se révèlent concluants et ouvrent d’étonnantes perspectives à Miles, même s’il n’est pas entièrement satisfait.
Il hésite. En concert et sur une partie des séances d’enregistrement de Miles in the Sky, hommage à « Lucy in the Sky » des Beatles, il revient au format acoustique traditionnel. Ce sont pourtant les compositions jouées avec George Benson à la guitare électrique, Carter et Hancock aux versions électriques de leurs instruments respectifs qui retiennent l’attention. Les premiers découpages de bandes sont testés par Teo Macero, le producteur de longue date. Le mouvement est lancé et sera consolidé grâce à la nouvelle petite amie de Miles, Betty Mabry, future Madame Davis, laquelle lui présentera Jimi Hendrix et Sly Stone. Fini le complet-veston et place à un habillement plus tendance. En guise de remerciement, elle figurera en bonne place sur la pochette de son nouveau disque, Filles de Kilimanjaro, publié au début 1969. Au moment de terminer ce dernier en septembre 1968, Dave Holland à la basse et Chick Corea aux claviers ont pris la place de Ron Carter et Herbie Hancock.
Les choses sérieuses peuvent débuter. En février 1969, Miles renoue avec le jazz modal qui a fait la force de Kind of Blue et réunit trois claviéristes, Herbie Hanckock de retour, Chick Corea et Joe Zawinul, lesquels tissent un tapis de notes sous un soubassement rythmique très « ambient ». Holland ne joue littéralement qu’une seule note de basse et Williams assure un battement métronomique aux cymbales. Cette ambiance pastorale chère à Zawinul permet aux solistes de d’étendre leurs thèmes en abandonnant les structures des schémas d’accords traditionnels. A ce jeu, un nouveau venu de la perfide Albion tire son épingle du jeu : le guitariste John McLaughlin. Miles, ne pouvant s’offrir les services de Hendrix, a enfin trouvé le musicien qu’il cherchait depuis plus d’un an. Teo Macero se met lui aussi en évidence en découpant des parties improvisées pour donner l’illusion de compositions écrites. In A Silent Way est ainsi né. Cette recette sera reprise avec une foultitude d’autres acteurs au sein du big band qui enregistrera Bitches Brew au cours de l’été 1969. Cet album, vendu à plus de cinq cent mille exemplaires, a vu de nouvelles arrivées dans l’univers de Miles en particulier Jack DeJohnette à la batterie en remplacement de Tony Williams parti former son Lifetime (voir notre chronique).
Il ne faut pas voir Miles Davis comme l’unique instigateur de ce que l’on dénomme le jazz fusion mais son apport est fondamental, en particulier dans le choix de musiciens talentueux qui formeront par la suite des ensembles qui vendront souvent plus d’albums que le maître. On pense évidemment au Tony Wiliams Lifetime déjà cité, mais aussi à toute la carrière solo d’Herbie Hancock, à Weather Report formé par Wayne Shorter et Joe Zawinul, à Return to Forever créé par Chick Corea et enfin au Mahavishnu Orchestra de McLaughlin. N’oublions pas non plus toute l’influence de ce foisonnement musical sur un autre mouvement qui explosait en Angleterre, le rock progressif et en particulier sur l’école dite de Cantebury, dont Soft Machine était l’un des leaders. Moins de trois mois après la sortie de Bitches Brew, Third remplissait les bacs des disquaires. D’un certain point de vue, on peut le considérer comme son frère jumeau : longues pièces improvisées qui couvrent une face, importance de la section rythmique au profit de la structure harmonique, etc.
1970 voit Miles expérimenter tout azimut et apprenant, grâce aux conseils d’Hendrix, à utiliser la pédale wah-wah. La musique est de plus en plus marquée par le funk de Sly & the Family Stone et de James Brown. Il représente selon Miles la nouvelle musique du peuple noir au contraire du blues qui a été phagocyté par les blancs. La majeure partie de l’année est passée en studio et Teo Macero doit souvent changer de paires de ciseaux tant il en use et parfois en abuse. C’est particulièrement perceptible dans A Tribute To Jack Johnson (1971), jazz très blues rock qui permet à McLaughlin, tel un Clapton s’il n’avait jamais quitté Cream, de faire feu de tout bois. Malheureusement, la méthode du tout cut and paste de Macero n’est pas des plus optimales avec ce rappel raté de In a Silent Way. D’autres enregistrements de 1970 se retrouveront ici et là dans la discographie foisonnante du trompettiste, en particulier dans Big Fun paru en 1974, où il s’amuse à ajouter du sitar et des tablas à un propos déjà touffu.
Les tournées ont un succès phénoménal et l’on retiendra particulièrement l’apparition éclair au festival de l’île de Wright, où Miles et sa bande (Gary Bartz au sax, Chick Corea et Keith Jarrett aux claviers, Dave Holland, Jack DeJohnette et Airto Moreira à la section rythmique) ont subjugué les festivaliers dans un set de trente-huit minutes joué d’un seul tenant. Les différents thèmes se mélangent avec une intensité hallucinante ! Précisons qu’il s’agit de la seule période de la carrière de Keith Jarrett où celui-ci a joué d’un clavier électrique. Il sera sur le devant de la scène lors de concerts en décembre 1970 au Cellar Door de Washington avec une participation de McLaughlin dont on retrouve l’intégralité dans le coffret du même nom et sous sa forme trafiquée par Macero dans l’étonnant Live Evil (1972).
Miles se lance dès lors dans un virage funk des plus avant-gardistes. Il fait de plus en plus appel au bassiste soul / funk Michael Henderson, lequel a longtemps joué avec Stevie Wonder et Marvin Gaye. Essayant de mélanger funk et Stockhausen, il en ressort un disque démonté par la critique à sa sortie : On the Corner (1972). A l’instar de Bitches Brew, Miles Davis fait appel à un big band composé essentiellement d’instrumentistes qui ont déjà joué avec lui (Hanckok, Corea, McLaughlin, etc.). Seul le groove importe, les rythmes semblent s’entrecroiser et il devient difficile de percevoir un vrai solo. Album culte et incompris, il reste l’un des fondements du jazz ambient et electro. Victime d’un grave accident de la route au volant de sa Ferrari, le « boss » sera obligé de prendre une première pause en cette fin d’année 1972. De retour, Miles Davis poursuivra sur cette voie funk extrême. Il fait appel à de plus en plus de guitaristes. Ils seront parfois trois à se partager la scène, toutes wah wah dehors : Regie Lucas, Peter Cosey et Dominique Gaumont. Sa trompette elle-même est branchée directement sur la pédale wah wah et il s’en sert plus comme d’une percussion que d’un instrument soliste. Miles se cache de plus en plus derrière des claviers, tournant souvent le dos au public médusé. Il en sortira des enregistrements souvent phénoménaux dont on peut retrouver les traces studios dans le définitif Get Up With It (1974). « He Loved Him Madly », la longue plage de trente minutes dédicacée à Duke Ellington tout juste décédé, est représentative de l’évolution de Miles même si son aspect ambient rappelle In a Silent Way. « Calypso Frelimo », référence au mouvement de libération du Mozambique, l’autre pièce maîtresse, est un véritable mur du son de notes distordues enchevêtrées les unes dans les autres avec juste un petit thème à l’orgue en guise de repère.
Les nombreux albums live disponibles montrent clairement que ces options ne sont pas simplement des constructions studio mais bel et bien le résultat d’une volonté acharnée d’aller le plus loin possible. A tel point que l’on peut se demander si les longues plages de cinquante minutes ou plus jouées à tous les concerts entre 1973 et 1975 ne sont pas une voie sans issue dans laquelle Miles s’est engouffré à corps perdu. A l’écoute des Dark Magus, Agharta et autre Pangea, les riffs funky infernaux prennent l’essentiel de l’espace sonore, les thèmes ne sont évoqués jusqu’à disparaître totalement. Seule la pratique du « Stop and Go » (ou « On Off »), inaugurée dans On the Corner permet aux musiciens et au public d’avoir des repères.
Cette vie cent pour cent funk a eu raison de la santé du maître. Problèmes de hanche, ulcères, addiction à des drogues diverses, le trompettiste met fin à toute activité musicale après un dernier concert à l’Avery Fisher Hall de New York le premier juillet 1975. Si son retour en 1981 fût couronné de succès, il sera musicalement plus dans le rang. L’électricité a permis à Miles Davis de sortir du carcan purement jazz et connaître un succès certain auprès du public « rock ». Il n’en demeure pas moins qu’il n’est jamais resté prisonnier d’un format qu’il aura défini. Toujours en constante évolution, il en a dérouté plus d’un par ses options souvent radicales et jusqu’au-boutistes. C’est en cela que son legs, outre une discographie abondante, est essentiel.
Discographie (ir-)raisonnée:
The Complete Columbia Album Collection (2009)
Pour celui qui a envie de tâter l’intégrale de la période électrique de Miles, rien de tel que cet énorme coffret qui regroupe, comme son nom l’indique, tous ses enregistrements officiels pour Columbia de la période 1957 à 1985. Les plus fous iront trouver leur bonheur dans les inédits disponibles ici et là dans les divers coffrets Complete Sessions (In a Silent Way, Bitches Brew, Cellar Door, etc.) disponibles pour le plus grand bonheur des actionnaires de Sony Music Entertainment.
Pour notre part et en toute subjectivité, si cinq albums incontournables de la période électrique devaient être proposés, voici quelle en serait la couleur (par ordre chronologique) :
In a Silent Way (1969)
Bitches Brew (1970) de préférence la réédition du quarantième anniversaire
Live Evil (1972)
On the Corner (1972)
Get Up With It (1974)