DOSSIER : Yes

1. 1968 -1971: la lente ascension

Quelle belle ironie que d’intituler une telle rétrospective, retraçant plus de 30 ans de carrière, "en un mot"… En un mot comme en cent, Yes reste l’un des groupes phares du mouvement progressif, parmi les plus difficiles à décrire. En revanche, s’il est une constante pour les amateurs du groupe, elle se trouve au niveau de la sensation qu’ils éprouvent à son écoute : l’élévation. Dans les textes, comme dans la musique, Yes fut avant tout le moyen pour Jon Anderson et les siens d’offrir à leurs auditeurs les "Clefs de l’Ascension".

Comment décrire Yes ? Schématiquement, c’est l’alliance d’un chant très clair et aigu facilement identifiable, d’une guitare bavarde et plaintive, d’une section rythmique trépidante et de claviers tantôt monumentaux, tantôt aériens. Le tout donne naissance à une musique très expressive, presque naïve, énergique et planante tout à la fois, et qui tranche avec celle de tous les contemporains du groupe par un positivisme à tout épreuve. Ajoutez à cela une pincée de magie, qui rend cette musique pourtant incroyablement complexe d’une écoute aisée.

Après Genesis, King Crimson et avant Pink Floyd, Progressia retrace brièvement la carrière de Yes en prenant pour appui un magnifique coffret contenant 5 disques qui vient de paraître. Sdignalons d’ailleurs le travail d’orfèvre ici réalisé tant du point de vue de l’esthétique que du contenu, avec un livret très fourni, qui outre les interventions des spécialistes du groupe, lève le voile sur les divers personnages ou groupes que Yes a influencé. On découvre ainsi la passion des membres de Primus, Pearl Jam ou Tool pour le groupe, mais aussi celle du réalisateur Cameron Crowe (Vanilla Sky et l’excellent Almost Famous ("Presque Célèbre" en France, NdRC), autobiographie de Crowe, alors jeune reporter, suivant Yes à la grande époque).

Eté 1969. Le premier album éponyme de Yes révèle déjà certaines qualités du groupe : une voix d’ange (Jon Anderson) et une section rythmique impressionnante (assurée par Bill Bruford et Chris Squire, le seul membre à n’avoir jamais quitté Yes, dont le nom lui appartient d’ailleurs). Méconnu, Yes contient de très bons moments, comme le bien nommé "Sweetness" et l’épique "Survival". La mise en place et l’art de la mélodie sont déjà au rendez-vous. Suit Time and a Word, qui propose également des petites perles comme "Astral traveller" et "Time and a Word", encore joué récemment. Un aspect jazzy, et une légère inspiration Beatles ressortent également de ces deux premiers coups d’essais.

2. 1971-1974: les 3 glorieuses

Arrive Steve Howe, nouvel ingrédient indispensable à l’alchimie du groupe.

The Yes Album ouvre en 1971 la grande époque de Yes, et les premiers incontournables se dévoilent : "Yours is no Disgrace", illustrant bien la mainmise du jeu percutant, voire déroutant de Howe, tant en électrique qu’en acoustique ("The clap"). On peut presque citer tout l’album, mais nous ne retiendrons que "Starship Trooper" et le gentil "I’ve seen all good people", conclusion de la plupart des concerts du groupe.

En 1972, Yes sort l’album le plus apprécié des fans, Fragile, où le dernier membre historique de Yes apparaît : Rick "Wizard" Wakeman, génie des claviers, auquel le "son Yes" doit beaucoup. Rick n’arrive pas vierge de toute expérience, la plus significative ayant été sa participation au mythique Space Oddity de David Bowie. Ce maniaque de l’équipement se situe toujours à cheval entre classicisme (son amour du monde médiéval) et modernité (il utilise abondamment l’instrumentation électronique). Album parfaitement équilibré, produit par Eddie Offord, qui suivit le groupe durant la majeure partie de la décennie, Fragile étonne à chaque écoute. Du trépidant riff de basse de "Roundabout" aux montagnes russes de "Heart of Sunrise" (marqué par une magistrale introduction de Bill Bruford), tout est parfait, le mot n’est pas trop fort. Close to the Edge se différencie ensuite, ne contenant que trois morceaux, dont le morceau-titre, qui prend une face entière. Le groupe et son producteur peinent en studio, les techniques d’enregistrements de l’époque les obligeant à assembler les bandes et tenter de se retrouver dans des passages d’une extrême complexité. Yes va encore plus loin dans cette débauche de sons et d’atmosphères, comme en témoigne le long passage d’orgue spectral, qui suit la voix pure d’Anderson sur "Close to the Edge", ou le final grandiloquent de "Siberian Khatru", sur lequel Squire et Howe libèrent leurs instruments de toute contrainte.

La qualité et l’homogénéité d’un tel triplé (les mélodies et la "folie" dans l’instrumentation sont immédiatement reconnaissables) n’ont pas d’équivalent durant cette décennie (et que les puristes de Genesis hurlent !). Yessongs, triple live anthologique, démontre qu’en concert, Yes sait être puissant (et Squire n’y est pas pour rien, voir le monumental solo final). Un album essentiel à tout fan, car montrant Yes sous un jour trop méconnu. C’est le moment que choisit le groupe pour imposer son double album Tales from the Topographic Oceans, double vinyle contenant un morceau par face. Alan White remplace Bill Bruford, pris de King-Crimsonite aiguë, et sera le fidèle second de Squire pour toute la suite, la rythmique du groupe perdant la légèreté de l’un au profit de la frappe puissance et solide de l’autre (soit dit en passant, le batteur de Imagine de Lennon… c’est lui!). A sa sortie, en 1974, l’album est très controversé. Il s’inspire d’une vision d’Anderson suite à la lecture de Autobiographie d’un yogi (NdRC : 1946, de Paramahansa Yogananda, un authentique sage yogi considéré par certains Hindous comme un avatar ou dieu présent temporairement sur Terre) suivi par Howe et le reste du groupe. La spiritualité ressort indéniablement de l’œuvre, mais le manque de concision et de repères clairs (dans les refrains par exemple) n’en font pas un album à chantonner sous la douche… Wakeman, qui ne cache pas son dédain pour ce dernier opus, quitte le groupe pour se consacrer à son excellente carrière solo déjà marquée, peu avant son départ, par un très beau The Six Wives of Henry VIII, et son adaptation du Voyage au Centre de la Terre de Jules Verne. Le suisse Patrick Moraz rejoint Yes pour Relayer, un album étonnant à plus d’un égard. Tout d’abord, le son est particulièrement agressif sur les passages les plus enlevés : on frôle la crise cardiaque dès l’ouverture, sous un déluge de notes et de dissonances! Et surtout, l’album contient un des morceaux les plus extrêmes du progressif, "The gates of Delirium". Naviguant entre des moments totalement "barrés" et des passages au lyrisme confondant – le final "Soon oh soon" fera entrer Jon Anderson dans la légende – il clôt la période épique du groupe de la plus belle des manières.

3. 1974-1983: en quête d’identité

Après une petite pause au cours de laquelle chaque membre sortira un album solo, le groupe se retrouve, avec Wakeman, pour Going for the One et Tormato. Ces albums font preuve de plus de concision, Yes décidant de s’autoproduire sans Offord.

Tandis que Going for the One sonne plus rock qu’à l’accoutumée, et contient des morceaux taillés pour la scène tels le morceau-titre et son groove infernal ou "Turn of the century" introduit par un magnifique duo Howe/Anderson, Tormato s’avère bien moins réussi, notamment de par sa production douteuse. Le groupe a du mal à se retrouver, et Anderson et Wakeman partent. En persistant, Yes s’offre un camouflet commercial avec Drama, les fans ne supportant pas le pauvre Trevor Horn en lieu et place de Jon au chant, un ex-Buggles qu’ils surnomment méchamment "le crapaud" à cause de ses énormes lunettes. Pourtant, et avec le recul, "Machine Messiah", l’un des titres les plus sombres et les plus heavy du groupe, et "Tempus Fugit", sont de très bons morceaux. La voix de Horn n’est pas si éloignée que cela de celle d’Anderson, et il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas reconnaître son effort et celui de Geof Downes, le clavier des Buggles, pour s’intégrer à Yes, dont ils étaient par ailleurs grands admirateurs.

Le groupe est anéanti lorsque Howe part fonder Asia. Squire et White tentent de fonder XYZ avec Jimmy Page, puis Cinema avec Trevor Rabin, futur producteur de renommée internationale. Anderson se joint à eux et Yes renaît pour son plus gros succès commercial, 90125.

4. 1980-1987: de plain pied dans les 80’s

Nous sommes en 1983 et Yes se réinvente, que les puristes le veuillent ou non. Doté d’une production aventureuse et résolument moderne, 90125 explose les charts, avec l’aide du tubesque "Owner of a Lonely Heart" et de "Leave it". Cet album du retour est également un succès artistique, Yes arrivant à garder une grande qualité de composition dans un format désormais limité à 4 minutes, un peu à l’instar de Peter Gabriel.

Une énorme tournée est évidemment conclue par un live, 9012LIVE, de très bon niveau. Big Generator, l’album suivant, met 4 ans à sortir, du fait de changements de line-up réels et avortés. Le renouveau n’est plus d’actualité et le groupe capitalise quelque peu sur 90125, avec les singles "Rythm of love" et "Love will find a way". Anderson reprend alors la poudre d’escampette et rejoint ses anciens camarades déserteurs Wakeman, Howe et Bruford, avec ABWH ! Surprise ! Après un album revenant aux racines de Yes et plutôt réussi (ABWH), le Yes de la côte ouest américaine et le ABWH britannique fusionnent pour donner naissance à Union en 1991. Une "union" plutôt réussie en studio, rencontrant un énorme succès en tournée, mais qui se révèle intenable avec de telles personnalités. Lors de ces gigantesques shows, Yes affiche une scène avec Jon au centre, entouré de deux formations complètes, soit ABWH et "Yes West". Les managers des membres auraient joué un rôle important dans la réunion et la tournée du "méga-Yes", se goinfrant généreusement au passage.

Ne reste plus ensuite que le line-up de 90125, qui enregistre en 1994 Talk, étrange hybride entre le Yes des années 80 et les tentatives plus progressives de ABWH. Mal leur en pris : la cote d’amour remontée en 1991, redescend aussi sec malgré les bons poins que l’on peut attribuer à Rabin et de beaux morceaux comme "Endless Dream". Le live An evening of Yes plus remue le couteau dans la plaie, en offrant des versions agréables, en partie acoustiques, qui proposent une vraie relecture du répertoire.

5. 1991-2000: une décennie hésitante

Il faudra attendre 1996 pour voir renaître le "new-old Yes", à savoir Anderson, Squire, Howe, White et Wakeman (NdJ : ça commence à devenir harassant ces changements de line-up ! ).

Keys to Ascension est alors enregistré et contient les enregistrements live des meilleurs morceaux de Yes, avec hélas bien peu de nouveautés à se mettre sous la dent : les morceaux studios venant à la suite des enregistrements publics ont beau être longs, on reste un peu sur sa faim. "Mind Drive" et surtout l’émouvant "That, That is" sont encourageants, mais sont bien en deçà de leurs illustres prédécesseurs figurant sur la même rondelle. Quant aux titres live eux-mêmes, si l’interprétation et la production (signée Billy Sherwood sur le deuxième disque) sont sans faille, leur restitution est un peu clinique… On ne retrouve pas le côté rugueux et presque sauvage de Yessongs. Il est également un peu frustrant de voir Yes se complaire dans ses standards, sans sortir de morceaux plus surprenants de son énorme répertoire, reproche que l’on peut encore adresser au groupe aujourd’hui. Qui pourrait néanmoins contester que ce sont ces titres et cette période qui font de Yes une expérience live inédite et galvanisante ? Voilà donc un bon investissement et un groupe qui, sur scène au moins, continue à faire rêver.

Wakeman quitte à nouveau le navire et Billy Sherwood fait son entrée à plein temps pour Open your Eyes, où l’on sent que le travail accompli avec Squire représente l’essentiel de la composition. On retrouvera d’ailleurs les deux compères sur leur album Conspiracy, qui confirmera cette impression en 2000. The Ladder est bien plus convainquant, et célébré par certains comme un premier pas vers une vraie renaissance, ce que l’on n’est pas loin de reconnaître : "Homeworld", "Lightning Strikes Twice" ou "Nine Voices", dans des registres très variés, et la production de Bruce Fairbairn, permettent enfin à Yes de respirer en studio. Le producteur décédera hélas au cours de l’enregistrement. Adieu à celui qui enfanta les albums d’Aerosmith ou de Kiss. Magnification, sorti en 2001, avec l’apport d’un orchestre symphonique conduit par Larry Groupé en lieu et place des habituels claviers, confirme ce retour en forme inespéré avec enfin un vrai "epic", consistant de bout en bout, "In the presence of".

Le groupe se lance également dans des tournées marathons, comme le " Masterworks tour ", concentré sur les titres les plus longs de Yes, ou la tournée symphonique de l’année dernière, et que nous avions chroniquée (et dont a été tiré un très bon double DVD). Lors du concert de New York en septembre 2001, nous nous étions étonnés de voir Yes remplir le Radio City Hall. Pourtant il semble bien que de l’autre côté de l’Atlantique Yes reste une légende que l’on va voir désormais en famille. Cette année, encore aux Etats Unis, Yes a fait craquer les stades et pourrait surprendre tout le monde, car Wakeman est de retour…!

6. 2000 – : la renaissance?

Un constat s’impose : certes, les changements de line-up incessants n’ont pas permis à Yes de s’inscrire dans la durée, comme ce fut le cas de Genesis (malgré une période 71-74 légendaire) ; certes, Yes n’a pas eu d’album à la The Wall, marquant durablement une ou plusieurs générations (Fragile ou Close to the Edge, malgré leurs qualités, ne peuvent prétendre à ce statut).

Yes n’a pas non plus eu un leader au charisme suffisant pour tenir le groupe à bout de bras et le faire évoluer, comme Fripp avec King Crimson : soit Chris Squire a pris le contrôle absolu, soit il a laissé un nouveau membre le prendre. Mais Yes est le seul groupe de cette période à continuer à jouir d’un flux et d’un reflux de ses membres originels qui ne peuvent se passer de leur création commune. L’alchimie entre les membres et le plaisir qu’ils éprouvent encore à jouer leurs standards se renouvellenent donc et n’ont pas de commune mesure. Cette innocence et cet état d’esprit si positif valent bien la constance, la célébrité ou le culte dont bénéficient les Genesis, Floyd et autres Crimson.

Sur "In a word", vous retrouverez l’essentiel de la carrière de Yes : cinq disques blindés de musique, sans une seconde qui ne vaille pas le détour. Le fan ultime, lui, sera ravi de trouver l’objet de ses rêves, concu par Roger Dean, l’illustrateur de toujours, et Steve Howe en personne. Les notes de l’épais livret sont rédigées par deux spécialistes du groupe, pour une plongée passionnante dans les arcanes de la machine. On aurait peut être aimé, à l’instar des coffrets d’autres groupes phares du prog, plus d’interviews des musiciens eux-mêmes. Mais il y a aussi de bonnes surprises, en particulier quatre titres enregistrés en 1979, à Paris, avant le départ de Anderson et Wakeman et la sortie de Drama. Ces titres sont le témoignage d’une période charnière du groupe, qui révèle de petits trésors comme le gracile "Richard" ou le chaloupé "Tango", aux mélodies originales. Néanmoins, on sent que la tension est présente et que des doutes sur la créativité du groupe pointent, comme sur "Crossfire", réellement fatiguant.

En outre, une version alternative de "Fist of Fire" de ABWH et un inédit de Magnification sont proposés. Enfin, petite initiative très surprenante, "The Reavealing Science of God", de Tales from the Topographic Oceans, est présenté dans une version légèrement remaniée, avec un passage atmosphérique du meilleur aloi !

La seule critique que j’émettrai, forcément inutile puisque émise par un fan, pourrait être : "Mais où donc est "And You and I" ?!".

Dossier réalisé par Djul