– Tritonales 2003 (pt.2)
DOSSIER : Les Tritonales 2003 (pt.2)
4 . Quatrième semaine
10 juin 2003 : Daevid Allen – Guru & Zero
Daevid Allen, » Divided Alien » comme il se nomme lui-même, Alice musicale, se dirige pas à pas de l’autre côté du miroir. Présent aux Tritonales, l’ancien guitariste de Gong a assuré le spectacle avec des membres du collectif japonais Acid Mother Temple : Cotton Casino au synthétiseur et Kawabata Makoto à la guitare, auxquels s’est joint Didier Malherbe, invité, aux vents.
Durant cette soirée dédiée aux « guitaristes qui ne jouent pas la guitare comme de la guitare », comme l’annonce Allen en français avec son joli accent, les spectateurs verront les instruments utilisés de cette façon peu conventionnelle et de plus en plus bruitiste, propre au maître : tout, durant ces deux heures, sera instrumentalisé. De la barre de vibrato à la fermeture-éclair de la veste d’Allen, en passant par les voix ou un archet de violon, tout élément sonore sera prétexte à trafic, détournement, manipulation, sample enregistré et programmé en boucle en live et diffusé jusqu’à saturation des niveaux et des esprits, avec ajouts successifs de violences instrumentales improvisées dans une ambiance qui souvent, rappellera le Pink Floyd d’Ummagumma.
La totalité des expérimentations présentées sont des improvisations dont la durée s’étalera de dix à plus de quarante-cinq minutes et seront autant d’occasions laissées aux musiciens, notamment de l’Acid Mother Temple, de faire monter la pression dans un volume hélas bien trop élevé, à tel point que souvent la dynamique disparaîtra derrière un pic sonore devenu permanent. L’accent hypnotique s’en trouve planté là au profit d’une influence plus malsaine que l’on aurait volontiers entendue dans un Orange Mécanique en fond sonore des scènes d’ultra-violence. Makoto en sera la première victime puisque, pour monter d’un inaccessible cran encore, il jettera une fois brutalement sa guitare par terre – et s’approchera dangereusement d’une seconde tentative – dans un geste que l’on n’avait pas vu sur scène depuis bien longtemps !
Cotton Casino, de son côté, est bien plus détendu. Le jeune homme a en effet laissé de côté toute sobriété – dans tous les sens du terme – au profit d’autres expérimentations pas forcément licites pour napper de clavier les fureurs de son camarade.
Chaque son, donc, sera instrumentalisé, voire télécommandera chaque musicien qui se laisse guider, influencer, piloter par ses compagnons de scène. Ces enchaînements bruitistes, expérimentations dont l’entrée semble interdite au profane, manquent hélas souvent leur objectif de transe et tombent régulièrement dans le n’importe-quoi orchestral – le risque est inhérent à l’exercice. Pourtant, lorsque le but est atteint, quel résultat ! Le groupe atteint le paroxysme sous la direction du guitariste qui maîtrise alors totalement ses progressions : on sent le souffle proche de la folie. Daevid Allen, Alice musicale, se dirige pas à pas de l’autre côté du miroir.
Florian Gonfreville
11 juin 2003 : One Shot
Après avoir ouvert ces premières Tritonales avec Offering, le pianiste Emmanuel Borghi revenait ce soir sur la scène du café-concert en compagnie de deux compères de Magma, le guitariste James Mac Gaw et le bassiste Philippe Bussonnet, qui forment avec le batteur Daniel Jean d’Heur ce projet parallèle au groupe de Christian Vander.
L’esprit One Shot consiste à privilégier le happening qui fait de chaque concert un moment unique. Cette démarche a d’ailleurs été appliquée par extension à l’enregistrement de la musique du quatuor : leurs deux disques ont été enregistrés « live » et en public. On a pu à nouveau constater cette approche durant ce concert, où l’improvisation n’a pas manqué. C’est un One Shot au mieux de sa forme qui a irradié le Triton de son énergie bouillonnante : résolument tourné vers un jazz-rock déluré évitant soigneusement les clichés du genre et dont le parfum seventies, généré notamment par les sonorités du Fender Rhodes de Borghi, rappelle par moments les ténors du genre comme le Mahavishnu Orchestra ; une comparaison plausible, tant le jeu à la fois intense et torturé de Mac Gaw évoque un autre Mac, Laughlin celui-là. On retrouve aussi cette influence dans les arpèges hypnotiques tirés du piano électrique ainsi que la trace de Magma pour le côté répétitif et hypnotique.
Soutenus par une section rythmique solide, les deux solistes s’en donnent à cœur joie dans des improvisations bien souvent passionnantes et décalées, tels les soli de synthétiseur aux ambiances surnaturelles qu’Emmanuel Borghi se plaît à distiller. La puissance rock que l’on retrouve dans cette musique, contrebalancée par le jeu de batterie à la fois acrobatique et musical de Daniel Jean d’Heur, est omniprésente grâce à la basse intense de Philippe Bussonnet qui prend par moment des accents purement zeuhl. Ces deux-là vivent profondément leur musique, le bassiste restant introverti alors qu’on sent Jean d’Heur transporté par ses polyrythmies.
Pour ce troisième concert de One Shot au Triton depuis son inauguration, le public assez nombreux aura succombé sans difficulté au charme fascinant de sa musique généreuse et envoûtante.
Eric Verdin
12 juin 2003 : Guapo
Après trois semaines de festival, la programmation des Tritonales continue de
mêler formations bien établies et jeune vague montante du progressif. Guapo est l’un de ces groupes à la frontière de plusieurs univers, comme peuvent l’être Sotos, Nebelnest ou We Insist !
Ce duo londonien s’est fait connaître depuis 1994 par des coups d’éclat scéniques ponctués de performances, et trois albums sur le label français Pandémonium Records. Le dernier, Great Sage, Equal of Heaven, a tellement marqué la maison de disques que son patron ne sait pas s’il continuera à sortir des disques, rien ne lui ayant depuis semblé égaler ce sommet. De même, Steve Feignebaum, patron du label Cuneiform, présent ce soir, nous a confié que Guapo était le seul groupe qu’il ait signé sur la foi d’une unique démo… Avec de tels antécédents, notre impatience était grande de les voir en action.
Guapo évolue dans un registre assez particulier, et qui n’a de progressif que l’ambition ; qu’il ait été sur un label noisy depuis ses débuts n’est donc pas étonnant de la part de ce groupe qui navigue entre l’avant-rock, l’industriel et la zeuhl – le groupe a d’ailleurs sorti un EP avec des reprises et un hommage à Magma. Le tout sonne d’une manière résolument moderne et Guapo a révélé un tempérament volcanique qui n’est pas sans rappeler un certain Nnecra Packe.
C’est plutôt nonchalamment que le duo, augmenté d’un batteur, arrive sur scène pour jouer « The Five Suns », le pavé de son prochain album prévu en 2004. Quarante-cinq minutes de montagnes russes hallucinées pendant lesquelles Guapo a soufflé le chaud et le froid dans la salle. Débutant sur une musique ambient, augmentée d’un gong et d’une basse légère, le trio se dévoile avec un rock incandescent, pleins de dissonances et de passages particulièrement abrupts, empruntant à la zeuhl son aspect répétitif, presque mécanique après quelques minutes. À trois sur scène, Guapo donne l’impression d’être un groupe de six ou sept membres : un batteur qui joue particulièrement rapidement et qui n’est pas avare en roulements en tous genres, un bassiste au son sabbathien et qui use de son instrument comme d’une guitare, et un claviériste qui joue en permanence de deux claviers, l’un pour les sons vintage, l’autre pour les sons industriels. Pourtant, leur musique recèle toujours une mélodie qui empêche l’auditeur de s’ennuyer ou de se noyer sous un déluge de décibels, et le groupe a des idées à revendre. Ce premier set, passé trop rapidement, augure du meilleur pour le nouvel album.
La seconde moitié du concert est également composé de nouveaux titres, mais se situe en deçà de ce que nous avons vu précédemment, et on se prend à regretter le choix de Guapo de rester en trio – le groupe employait un saxophoniste à plein temps auparavant. La formation semble s’entêter dans une voie nihiliste et jusqu’au-boutiste, au risque de larguer définitivement son public. Mais n’ayant pas eu un regard pour l’assistance au cours de ce concert, et ayant eu le culot d’entrer dans la salle par la porte principale alors que le public réclamait un second rappel, on comprend à quel point ces Anglais vivent dans leur monde… .
Autre point décevant, la salle était à moitié vide, faute sans doute pour le groupe de bénéficier d’une promotion conséquente au quotidien: il n’est en effet que très peu connu du public avant tout progressif qui assiste aux Tritonales. Guapo doit livrer son prochain album en 2004 : toute la question reste de savoir comment capturer une telle puissance sur une galette de plastique… Vu le caractère plus « sage » des productions studio du groupe, la retranscription de cette folie live pourrait surprendre et s’avérer peut être plus accessible.
Djul
13 juin 2003 : We Insist !
We Insist ! jouait ce soir à domicile : le groupe parisien est en effet très lié au Triton, sur le label duquel leur deuxième album, Inner Pond a été produit et publié. C’est d’ailleurs avec ce disque que leur style, inclassable et original, s’est vraiment affirmé.
Le saxophoniste François Wong n’ayant pu être présent ce soir, c’est une formation en quintette qui monte sur scène : Cyrille Méchin, le deuxième saxophononiste, Julien Allanic à la basse et Eric Martin et Julien Divisia aux guitares, ces trois derniers se chargeant aussi des chœurs. Mais c’est Etienne Gaillochet, le batteur-chanteur du combo qui focalise l’attention. Collant son chant à un jeu de batterie sec mais étoffé, celui-ci éructe ou susurre ses paroles – en anglais – comme si sa vie en dépendait. Parvenant à laisser échapper une violence trop contenue malgré des incessants changements de rythme, le dandy aux baguettes soigne son attitude et livre ses tripes au public en toute sincérité, à l’image du reste du groupe d’ailleurs, qui choisit la scène pour se transcender et libérer un maximum d’énergie. Les deux guitares rageuses oscillent en permanence entre un dense fusionnement à la Mr Bungle et des broderies plus zeppeliniennes. En ce sens les deux instrumentistes sont tout à fait complémentaires : là où Julien Divisia rappelle le chien de Mickey instinctif, Eric Martin évolue d’avantage dans le lyrique et le torturé dans ses quelques interventions solistes. Au travers de ce mur de son, encore épaissi par Julien Allanic, Cyrille Méchin parvient à se frayer un chemin, parcouru de jalons jazzy ou dissonnants, complice d’expérimentations bruitistes et funky qui peuvent rappeler un certain Frank Zappa.
We Insist ! n’a pas hésité à nous offrir, entre les morceaux d’Inner Pond et une version remaniée d’un vieux titre de son premier disque, Eye Witness, plusieurs nouvelles compositions, qui semblent accentuer encore davantage l’orientation définitivement rock que le sextuor cherche à prendre, avec des formats plus ramassés et une approche plus brutale. L’avenir présage donc du meilleur pour ce groupe d’essence purement progressive et qui aura encore une fois prouvé ce soir que l’on peut créer un univers nouveau et homogène à partir d’éléments forts différents.
Eric Verdin
14 juin 2003 : Nebelnest, Sotos
Photos : Fanny Layani
Après dix-huit concerts étalés sur plus de trois semaines, et qui ont vu l’avant-garde autant que des légendes du progressif, du jazz et de la zeuhl défiler sur scène, le Triton a le bon goût de clôturer son festival en apothéose par le concert conjoint de deux des jeunes formations françaises les plus en vue. L’exposition dont bénéficient Nebelnest et Sotos est en partie due à leur signature sur Cuneiform Records, mais aussi et surtout à leur talent et singularité.
Bien que longuement évoquée lors des sorties du Platypus de Sotos et du Nova Express de Nebelnest, il nous semble utile de revenir brièvement sur leur musique. Sotos est un intriguant mélange de rythmes concassés à la Magma et d’instruments à cordes à la Univers Zéro (violon et violoncelle), auxquels s’ajoutent d’autres instruments comme le métallophone, ou la flûte à bec, le tout voguant entre agression sonore et calme mystérieux, en progression constante. Nebelnest évolue plutôt dans un progressif instrumental énergique où le jazz, les musiques électroniques (ambient mais aussi industrielles) et le hardcore fusionnent heureusement. De nombreux points leur sont communs: un même producteur – Bob Drake, un même label, Cuneiform, dont les dirigeants ont fait le déplacement pour assister aux Tritonales – interview bientôt en ligne, et surtout une musique originale, instrumentale et très moderne. Une affiche cohérente donc, bien qu’on ait pu s’étonner au premier abord, que Sotos, dont la musique est plus calme et plus introspective que celle de Nebelnest, passe en deuxième partie. Mais après le concert, on ne peut que s’incliner devant un tel choix : terminer par Sotos permet au public, remué par une prestation plutôt violente de leurs confrères, de prendre congé de ce festival sur une dernière note plus apaisée.
Nebelnest l’avait annoncé sur son site Internet, ce concert au Triton était l’occasion de tester le nouveau guitariste du groupe, Sébastien Carmona ayant succédé à Cyril moins de quatre mois auparavant. On retiendra de ce concert sur fond de visuels projetés en arrière-scène, le très long « Nova Express » qui clôture l’album du même nom, pour sa lente montée en puissance, ponctuée par un final épique et attendu mais qui n’occulte cependant pas l’aspect plus mélodique de la musique du groupe, les rapprochant d’ailleurs d’un Anekdoten, pour qui il a ouvert en 1999. S’ajoutèrent à ce monument « Redrum », un morceau jazzy et abstrait, et « Etude de Shimshot », tiré du premier album éponyme. Le tout est assené sans compromission et avec une certaine violence, la basse clinquante et virulente – une Rickenbaker jouée au médiator – n’étant pas pour rien dans cette saturation de l’espace sonore. Sébastien semble encore un peu en retrait, comme timide, mais passe le test du premier concert avec les honneurs. Celui-ci s’achevera par une improvisation un peu laborieuse en guise de rappel, le groupe n’ayant pu rôder plus de titres avec son nouveau guitariste.
Tout du long de ce concert, on constate l’efficacité d’atout essentiel du groupe : sa section rythmique, soit Grégory à la basse et Michael à la batterie. Très énergique, elle produit un groove assez rare sur un album dit « de progressif ». Sur ces fondations se greffent les claviers d’Olivier entre ambiance et agression malsaine. Chaque membre vient nettement d’univers différents et Nebelnest est né de cette impossible rencontre. On pourra toutefois regretter un volume sonore trop élevé, ce qui a tendance à égaliser et saturer toutes les crêtes, les progressions de nuances et de dynamique y perdant nettement.
Le public sort remué et un peu ébloui par les boucles vidéo oscillant entre images psychédéliques ou oniriques, photos polarisées et fractales, et extraits de vieux films en noir et blanc. L’entracte s’impose avant Sotos.
A la reprise, le public apparaît enthousiaste et connaît manifestement là aussi le répertoire du groupe. Si Sotos avait recueilli des sentiments plus mitigés de notre part lors de sa première appartition au Triton en début d’année en particulier du fait de la sonorisation et de la mise en place des instruments à cordes, les progrès effectués sont nets. Si le son du violoncelle laisse encore à désirer – à la décharge de l’ingénieur du son, il s’agit sans doute de l’instrument acoustique le plus difficile à sonoriser, en raison de l’amplitude de son spectre sonore et de l’agressivité de ses harmoniques aiguës – celui du violon est nettement meilleur, et l’ensemble de la prestation en ressort grandie. Les progrès sont également frappants en termes de mise en place : aux côtés de la section rythmique de Michael Hazera (batterie) et Bruno Camiade (basse), irréprochable, et de la guitare de Yan Hazera facilement intégrée, les cordes s’approchent enfin du sans-faute.
Le concert reprend dans son intégralité Platypus, et le public retrouve avec plaisir les qualités de « Maelström » et de « Wu ». Le premier, mélodique et fortement charpenté, fait la part belle aux contrastes d’ambiances et aux progressions mesurées, tandis que « Wu » est plus chaotique et morcelé, plus aride aussi, mettant en valeur la capacité du groupe à développer un propos musical cohérent et sur la longueur, tout en gardant une grande liberté de structure. Dans l’ensemble cependant, la prestation de Sotos est moins contrastée, spontanée et fusionnelle que lors de leur première venue au Triton : les phases de progressions montent moins vite et vont moins loin, comme si le groupe, peut-être tendu, avait voulu donner la priorité à la précision plutôt qu’à l’ambiance. Nous avons vu ce soir une facette plus carrée et plus « professionnelle » de Sotos. On peut certes regretter le zeste de folie entraînante qui avait fait la qualité de leur concert précédent, mais on apprécie nettement cette plus grande rigueur. La synthèse des deux approches sera un nouveau pas vers la perfection !
Djul et Fanny Layani
La conclusion du Rédac’ chef
Cette soirée de clôture des Tritonales ponctue de fort belle manière le festival, avec l’une des affiches les plus juvéniles et rafraîchissantes de la série pour laquelle le public – globalement plus jeune que pour les autres concerts – s’est déplacé massivement. Il fallait être là ce soir, pour applaudir ces « espoirs », et saluer une musique contemporaine, exigeante et enthousiasmante.
Lors, pas de doute : la relève est assurée. Tordons une fois de plus le cou à un cliché qui a trop vécu et pèse lourdement sur le genre, à chaque fois que l’on associe « rock » et « progressif » dans une même phrase : ce n’est pas un courant autarcique depuis la fin des années soixante-dix, ni une mode surannée. Ces premières Tritonales ont encore démontré que l’on parle bien d’un état d’esprit où l’expérimentation permet d’alimenter la progression des ambiances, à la recherche de nouvelles cordes à jouer parmi les émotions de l’auditeur. En faisant coexister ainsi plusieurs aspects du même courant musical, depuis les références établies et diverses des Daevid Allen, Richard
Sinclair ou Christian Vander qui n’ont cessé d’innover depuis les années
soixante-dix, aux jeunes frondeurs de Sotos ou Nebelnest et en passant par
les chemins de traverse d’Ad Vitam, le festival du Triton a démontré que le
"genre" progressif est vivant et continue d’avancer, tout simplement.
Florian Gonfreville et la Rédaction