Jack’O The Clock – Bis Repetita Placent
Dans un registre avant-prog qui décrit bien mal leur musique, les Américains de Jack’O The Clock parcourent depuis une dizaine d’années un chemin régulier, jalonné d’albums inclassables où instruments inhabituels et liberté musicale cohabitent avec des racines solidement ancrées dans le folklore américain. Damon Waitkus, le multi-instrumentiste fondateur et cerveau du groupe, nous livre en détails l’histoire passée, présente et future de cette étrange et si attachante entité, qui vient de sortir le second volet de son dyptique Repetitions of the Old City
Chromatique : Pour commencer, pouvez-vous nous raconter la genèse de Jack O’ The Clock ? Quelles sont les racines du groupe ? Damon Waitkus : J’écrivais des chansons dans un groupe lorsque j’étais au lycée, mais j’ai mis plusieurs années à me focaliser sur la composition contemporaine instrumentale, que j’ai étudiée à Mills College en 2004/2005, lorsque j’ai rencontré une autre compositrice nommée Nicci Reisnour. Elle était intéressée par monter un groupe inspiré en partie par l’album Michigan de Surfjan Stevens : folk et mélodique, mais avec une diversité de sons arrangés de manière réfléchie. Nous avons commencé avec simplicité, elle jouant de la harpe, du melodica et des verres à vins, et moi au chant, jouant de la guitare acoustique et du hammered dulcimer. Emily jouait du violon, du violon baryton et du psaltérion. Un projet très folk et très acoustique, au départ. J’écoutais de nombreux compositeurs contemporains et modernistes du vingtième siècle comme Morton Feldman, Charles Ives, Lois Andriessen, Ruth Crawford Seeger, Gyrogy Ligeti et beaucoup d’autres le jour, et des auteurs-compositeurs-interprètes comme Joanna Newsom, Leonard Cohen, M. Ward, The Band, Dave Van Ronk, Bob Dylan, etc. la nuit. Nicci s’intéressait aussi à Feldman et au gamelan (NdlR : ensemble instrumental traditionnel caractéristique des musiques javanaise et sundanaise… merci Wikipedia). Emily avait beaucoup travaillé sur le répertoire moderniste à cordes au San Francisco Conservatory and Mills, et elle et moi avions pris l’habitude de beaucoup improviser librement. C’est de là que le groupe est né, de cette étrange triangulation entre tous ces intérêts disparates.
Lorsque Nicci nous a quittés pour étudier le gamelan à Bali et que Jason, Jordan et Kate nous ont rejoints en 2008, Jack O’ The Clock est devenu un vrai groupe. La satisfaction d’avoir une section rythmique et l’enthousiasme ont grandi exponentiellement. Je ne l’avais pas admis jusqu’alors, mais c’est vraiment ce que j’avais toujours voulu. Lorsque cela se produisit, mes influences enfouies de rock progressif, qui avaient été très importantes au lycée, ont ressurgi. Nous n’avons jamais prévu de devenir un groupe de rock progressif per se mais je ne peux pas nier non plus que des groupes comme Jethro Tull, Joni Mitchell, Yes, Genesis, Gentle Giant, et plus tard Laurie Anderson, Henry Cow, Zappa, Kate Bush, National Health, Hatfield and the North, Soft Machine et d’autres – l’ascendance à laquelle on s’attend le plus, je suppose – m’ont tous inspiré à un moment donné.
Jack O’ The Clock mélange des genres très différents, je dirais une base « folk américain » avec un côté sérieusement avant-gardiste. Vous-mêmes, comment définissez-vous votre musique ? En tant que compositeur, quelles sont vos principales influences ?
J’essaie d’éviter de définir notre musique, pour le meilleur ou pour le pire. Je laisse ça à d’autres. Ta définition pour nous décrire est un bon aperçu, aussi longtemps qu’on ne prend pas les termes au pied de la lettre. Je n’ai aucune affinité pour les genres, simplement des musiciens et des groupes qui m’ont influencé depuis des années.
J’ai demandé un jour à une compositrice après un concert d’où venaient ses chansons énigmatiques et elle m’a répondu « une vie entière d’expérience », ce qui était à la fois énervant et irréfutable. J’aime vraiment poser cette question car je pense que rétroactivement je peux identifier, jusqu’à un certain point, les sons qui ont révolutionné mes oreilles. Mais comme ils proviennent d’une vie d’écoute, la plupart d’entre eux sont enregistrés inconsciemment, je ne peux donc pas répondre à cette question de façon exhaustive. Par exemple, j’adore le son d’une tierce majeure et d’une seconde mineure par-dessus, particulièrement lorsque les notes perdent leur alignement dans un motif aléatoire en apparence. Quelque part pendant ma vingtaine, je suis retourné au chalet au bord de la mer où ma famille avait l’habitude de venir quand j’étais enfant et j’ai réalisé que les trois cornes de brume dominantes que vous pouviez entendre du chalet sonnaient en Mi bémol, Sol, et La bémol. Ensuite, j’ai commencé à relever les endroits où j’avais utilisé inconsciemment cette combinaison d’intervalles dans mon écriture. Ce genre de choses arrive tout le temps. Parfois il ne s’agit pas du tout de la musique d’un autre, mais du rythme et de l’allure d’un phénomène naturel, comme le rythme d’un discours, la texture en contrepoint d’une foule de gens qui parlent, le souvenir du ressac, et tout une pléthore de choses qui forme une combinaison particulière et fait vibrer un accord particulier dans le corps. Je pense que ce genre de choses fait partie des préférences de l’auditeur, en même temps que son caractère et ses écoutes au fil du temps.
Pour ce qui est des influences musicales directes, j’avais tout d’abord la collection de disques de mes parents à ma disposition. J’adorais le son des harmonies vocales dans un tas de trucs des années 60 qu’ils possédaient – Simon and Garfunkel, The Bee Gees, Moody Blues, Beatles, Cat Stevens, Jethro Tull— toute une musique résolument mélodique. Les voix ont toujours compté pour moi, m’ont toujours attiré émotionnellement plus que la musique instrumentale seule, lorsqu’on pouvait faire des allers-retours entre la réverbération poétique des mots et l’expérience somatique de la musique (en même temps que son contenu sémantique propre) et trouver une sorte de résonance mystérieuse et magnifique entre les deux. Enfant, je n’avais pas besoin de comprendre les paroles pour me connecter à un certain niveau à cette mystérieuse résonance.
Enfant, j’ai également étudié le piano, et la sensibilité de Bach au contrepoint est marquée dans mon corps de façon indélébile, tout comme la sensibilité harmonique de Debussy. Je suis stupéfait de voir à quel point ces deux compositeurs sont fondamentaux aujourd’hui lorsque j’enseigne ou que je les écoute. Tellement que je peux à peine le remarquer. Ils sont comme de l’eau.
Plus récemment, en plus de mes voyages dans le rock progressif, le modernisme ou la prétendue musique d’avant-garde, j’ai été fasciné par certaines autres musiques du monde entier – le Gagaku japonais, la musique traditionnelle birmane, la musique africaine basée sur la guitare comme Ali Farka Touré et Tinariwen, le gamelan balinais, la musique des Andes, la musique arabe, la musique chorale bulgare et géorgienne, le groupe indo-iranien Ghazal. Et ça continue. Je dévore tout littéralement en ce moment. Il y a de la grande musique qui se joue un peu partout, et comme dit Chris Thile (des Punch Brothers) : en d’autres termes, à un certain niveau, la musique tend à transcender les genres. Ou : les genres et classements traditionnels sont relégués à l’arrière-plan et deviennent moins pertinents, un moyen plutôt qu’une fin, ce que je crois être une sorte de transcendance spirituelle.
Comment avez-vous rencontré Fred Frith (il semble très enthousiaste au sujet de votre musique !) qui a joué sur la première partie de Repetitions of the Old City ?
J’étais vraiment plongé dans ses travaux au début des années 2000 (en particulier l’album de guitare Clearing, que j’écoute toujours régulièrement aujourd’hui, l’album pour grand ensemble Traffic Continues et Henry Cow, entre autres choses) et lorsque j’ai découvert qu’il enseignait la composition au Mills College d’Oakland, j’ai décidé d’étudier là-bas. Emily et moi avons déménagé sur la côte ouest en 2003. Elle alla au conservatoire de San Francisco (et plus tard à Mills), et j’allai à Mills et rencontrai non seulement Fred mais aussi finalement tous les futurs membres de Jack’O The Clock, sauf Kate, ainsi que de nombreuses autres personnes qui ont joué sur nos albums ou ont partagé l’affiche au fil des années. Le groupe ne se serait littéralement pas formé s’il n’y avait eu Fred et la musique qu’il faisait.
En fait, je ne suis pas sorti du placard comme chanteur/compositeur et n’ai pas formé Jack’O The Clock avant d’avoir obtenu mon diplôme de composition. Je n’étais pas sûr de moi, alors j’ai dissimulé tout ça à Fred (et la plupart de Mills en général), mais Jason est allé jouer « Rare Weather » pour lui derrière mon dos. Lorsque je l’ai revu, il m’a dit : « Je suis énervé contre toi! Pourquoi ne l’as-tu pas fait pendant que tu étais à Mills? ». D’une certaine manière, je pensais devoir finir ce que j’avais commencé en achevant l’écriture d’une musique de chambre d’avant-garde sur laquelle je travaillais, mais Fred a tout de suite vu que je mettais bien plus de cœur dans la composition de chanson.
Quoi qu’il en soit, Fred a été un pilier de soutien depuis, en enregistrant avec nous, en montant des concerts, en nous aidant à nous faire connaître. Et bien sûr Jason, Jordan et Fred sont devenus des proches, et ont enregistré et tourné sous le nom de Fred Frith Trio.
Il est assez clair que Repetitions of the Old City est une sorte d’album conceptuel. Quelle histoire se cache derrière ces albums ?
Bon… cela ressemble certainement à un album conceptuel, je l’admets, mais je ne l’ai pas pensé ainsi. Je n’aime pas vraiment travailler à partir d’un concept, dans le sens où un concept est un projet guidé du début à la fin par une idée et je veux que mon esprit s’en éloigne le plus possible. J’ai tendance à travailler sur beaucoup de chansons en parallèle, certaines presque finies et répétées avec le groupe, d’autres avec simplement des paroles, des ambiances, ou des fragments de musique, et petit à petit elles semblent s’assembler pour former des proto-albums. C’est principalement un ensemble de paroles et d’ambiances qui définissent un album, et pas seulement ce sur quoi je travaillais à l’époque. Il y a des chansons que Jack’O The Clock n’a pas jouées en concert depuis 2009 qui figurent sur Repetitions of the Old City – II : mais finalement leur moment est venu.
La plupart de nos albums ont plutôt un état esprit qu’un réel concept. All My Friends traite vaguement de l’amitié, parce que j’avais remarqué que de nombreux morceaux semblaient être reliés de diverses façons à ce thème, mais il ne s’agissait en aucune façon d’une décision d’intégrer cette idée dans les chansons. Pour Night Loops, c’est la même chose : il me semblait avoir alors beaucoup d’idées « nocturnes ».
Je peux te dire que Repetitions II est psychologiquement la partie la plus récente des deux, et de ce point de vue elle est davantage un prémisse qu’une suite. Beaucoup de ses chansons concernent l’adolescence ou le jeune âge adulte soit thématiquement, soit parce que dans certains cas (« My Room Before Sleep » et « Unger Reminisces ») elles ont en réalité été écrites il y presque vingt ans. Les gros morceaux (« Miracle Car Wash », « Sick Boy, Fireplace », « Island Time ») sont également d’anciennes compositions, écrites vers 2009-2010. Il y a ainsi relativement moins de moi-même, psychologiquement et spirituellement, dans cette partie-ci que dans Repetitions I. J’ai attendu presque trop longtemps avant d’enregistrer des chansons comme « Miracle Car Wash ». C’est comme si je ne voulais pas retourner à cette époque, mais je le devais à mon passé et au reste du groupe. Je suis fier cependant de la façon dont ça s’est fait finalement.
Repetitions dans son ensemble traite vaguement de la complexité du développement intergénérationnel, de la difficulté de surmonter les traumatismes du passé, à la fois personnels et culturels. J’étais plus fataliste sur le côté inexorable de la répétition et certains points de vue, sur Repetitions II en particulier, peuvent donc me sembler un peu pesants maintenant. Mais c’est ainsi que je le ressentais quand j’avais la vingtaine en tant que jeune adulte, et c’était quelque chose de plus privé que faisant partie de mon travail. D’une certaine manière, j’avais besoin que certains de mes cauchemars se réalisent pour pouvoir passer de l’autre côté et me rendre compte que j’étais plus fort que ce que je croyais. J’ai plus foi en la guérison que ce que l’on peut entendre sur Repetitions II. Mais peut-être que j’exagère, l’inconscient a une façon de s’insinuer partout et tout le temps, et je me suis retrouvé à changer subtilement la tournure d’un tas de compositions anciennes pendant que je travaillais dessus. En fin de compte, je n’ai aucune idée de la manière dont le produit final va passer avec le reste, ce n’est plus de mon ressort.
Il y a des titres longs comme des titres courts sur Repetitions of the Old City – II. Votre musique mêle également simplicité et complexité. Par exemple, « Island Time » est une chanson très simple et calme, tandis que celle qui la suit, « Errol At Twenty-three » a une structure bien plus complexe. En tant que compositeur principal, peux-tu nous détailler le processus de création, ainsi que les contributions des autres musiciens ?
Repetitions – II contient nettement plus de mon travail de composition que Repetitions – I et la plupart des autres albums. Ça s’est fait comme ça, pour certaines raisons. Sur Repetitions – I, il y a un plus gros apport des autres, en particulier Jason et Jordan.
J’aime utiliser différentes méthodes de composition pour créer de la musique et je pense que cela contribue à la diversité des sons et des textures. Parfois j’écris une pièce complète sur une partition, avec une guitare et un piano sous la main comme référence. D’autres fois, j’apporte une chanson dans un style auteur/compositeur, juste guitare et voix, et les autres trouvent leurs contributions à l’oreille, pendant les répétitions. Et parfois j’enregistre quelque chose d’abord, en composant directement en studio, sans considération pratique ou de jouabilité en concert (j’ai beaucoup fait ça sur Night Loops), et on décide ensuite après cela comment le jouer (ou non). Sur Repetitions I j’ai apporté pas mal de pièces sous une forme incomplète, puis Jason a écrit une section et Jordan a lui-même écrit quelque chose à partir de là, ou alors j’ai travaillé une mélodie pour aller avec les doublets à la cinq cordes qu’Emily a apportés. Parfois nous enregistrons des improvisations en répétition et cela conduit à du nouveau matériel. Tout sauf le Yi Jing (NdlR : système de divination chinois où l’on obtient un hexagramme par tirage, sensé donner une ligne de conduite correspondant à des questions posées préalablement). Le plus souvent, cependant, j’ai une certaine mainmise sur la forme définitive des morceaux, étant donné que j’écris les paroles et que celles-ci impliquent un certain rythme et une certaine ambiance.
Lorsque je mets la musique par écrit, il y a en général des échanges avec les membres du groupe où l’on vérifie l’ergonomie des lignes et les qualités tonales des instruments. Et si quelque chose semble redondant, ils me le disent… les bonnes accroches mélodiques et les clichés s’abreuvant à la même source, cela aide d’avoir d’autres oreilles dans la balance pour rester dans le bon goût. Au fil des années, je connais à la fois de mieux en mieux les instruments et ai lâché du lest sur mes exigences de compositeur. Je ne comprendrai jamais le basson – certaines notes sont toujours en dièse, d’autres toujours en bémol, et un sol aura un timbre totalement différent d’un sol bémol – c’est un fichu cauchemar sauf si tu apprécies une certaine dose d’imprévisibilité et de chance dans la musique, ce qui est mon cas.
J’ajoute que je n’écris jamais la batterie – on aura beau dire, quand un non-batteur écrit la partition d’une batterie, ça ne sonne pas naturel – mais je présente verbalement à Jordan mes idées de textures et les indications de mesure.
Un truc comme « Guru on the Road », qui est plus récent, est méthodologique à l’extrême, entièrement écrit, sauf lorsque le violon et le basson jouent en quatre temps et une section où la basse quitte la planète Terre – on peut facilement l’entendre – ce qu’il m’aurait été impossible de composer.
A l’inverse, on a quelque chose comme « Island Time », qui est l’une des rares chansons à être née en une fois, paroles et musique ensemble, sans remaniement. Je m’y suis plongé pendant quarante-huit heures, à la suite d’une crise familiale, et elle est imprégnée de cette plénitude dépressive. Je l’ai donnée à chanter à Kate.
« Errol » a été un processus totalement différent. En 2014, un ami et fan du groupe, Zak Hannon, m’a incité à essayer la composition immersive : tu te prends douze heures dans une journée et tu te fixes un objectif absurde, comme essayer d’écrire et d’enregistrer vingt nouvelles chansons. Pas d’idée préconçue, pas de remaniements. Cela a une influence sur le processus créatif, c’est certain. J’ai passé une journée à écrire les paroles, une autre à écrire la musique (je n’ai pas pu imaginer faire les deux le même jour), avec Jason faisant simultanément sa propre immersion. « Errol » est le produit de ce procédé, de même que trois autres idées (quatre, c’est le mieux que je puisse faire en une journée) qui n’ont pas encore vu le jour. Au moins l’une de mes idées et de celles de Jason apparaîtront probablement sur les futurs albums de Jack’o The Clock.
En tous cas, la seule idée que j’avais pour « Errol » était sa texture : je voulais commencer une chanson avec la voix et le guzheng à l’unisson, et c’est né de là. Le côté « épisodes » amusant de cette chanson provient directement du procédé de composition sous pression : voilà, c’est arrivé, et maintenant ? Euh, je ne sais pas, pourquoi pas quelque chose comme du surf rock ? Ce n’est pas ma façon habituelle de composer mais cela a donné un côté un peu dingue appréciable à mes oreilles et je n’ai pratiquement rien touché lorsque je l’ai présenté au reste du groupe. En ce qui concerne l’enregistrement, j’ai laissé la totalité des parties de guitare et de guzheng, j’ai eu la prévoyance d’enregistrer au click, puis j’ai superposé les autres pour peaufiner.
En ce qui concerne la longueur variable des chansons sur le nouvel album et dans le groupe en général, c’est simplement ce que chacune d’elle requérait en fonction des paroles, des ambiances, etc. Certaines sont justes des instants, des moments dans le temps, et n’ont pas besoin d’être développées. D’autres sont destinées à devenir plutôt des voyages. Après tout, la chanson pop de trois minutes n’est que le résultat des limitations techniques de la production de masse de musique enregistrée, et cela a fixé le standard esthétique auquel nous avons été ensuite habitués, comme si cela était la longueur « naturelle » d’une chanson, et pas l’inverse. Il n’y a rien qui nous oblige aujourd’hui à respecter ce standard, si ce n’est l’inertie culturelle. Il est intéressant de découvrir des chansons folk traditionnelles interprétées par des musiciens contemporains pour découvrir qu’il y a quinze couplets qui ne fait plus partie de la chanson car sa longueur triplerait. D’un côté j’apprécie une bonne chanson de trois minutes, et ce n’est pas quelque chose que je cherche délibérément à transgresser, mais lorsque qu’une autre durée est nécessaire, je fais avec.
Une autre particularité de votre musique, c’est la coexistence d’un côté électrique (essentiellement la guitare basse) avec un côté acoustique : des cordes (violon, banjo…), des instruments inhabituels parfois, comme le hammer dulcimer ou le ukelin, fermement ancré dans la tradition américaine, mais avec des origines étrangères. C’est à mon avis la vraie marque de fabrique du groupe. Y a-t-il une raison particulière pour laquelle vous utilisez ces instruments – en rapport avec les thèmes des albums, ou pour montrer l’origine multiethnique de la culture américaine, par exemple – …ou est-ce simplement parce que vous aimez en jouer ?
Plutôt la seconde raison. J’aime les sons qu’ils produisent et la façon dont ils sonnent ensemble. Je suis une sorte d’omnivore sonore : lorsque j’entends un son intéressant, je prévois le plus souvent de l’intégrer à un morceau de Jack’O The Clock. Cela dépend simplement de qui fait partie de mon entourage. Il arrive à mon ami, l’auteur-interprète Art Elliot (Marty McGinn) de travailler comme organiste dans une église, alors certaines fois je le flatte pour qu’il me laisse placer des micros et l’enregistrer en train de jouer de l’orgue, parfois des partitions que j’ai écrites, parfois simplement de l’improvisation. Vous pouvez entendre une superbe partie d’orgue improvisée dans l’ouverture de Repetitions II, « Damascus Gate ». Il est mentionné dans les credits pour cela. Plus d’une fois un prêtre grincheux a été tiré de son lit pour nous faire taire.
Si je connaissais un bon joueur d’harmonica, j’en mettrais aussi un peu. J’adore le son de la pedal steel, et je viens de découvrir que notre mentor et gourou du mastering Myles Boisen en joue, donc il est fort à parier qu’il y en ait sur le prochain disque de Jack’O The Clock.
Ceci étant dit, ce n’est pas arbitraire. Chaque instrument porte en lui des références culturelles, souvenirs de la manière dont il a été utilisé au fil des générations. La cornemuse est censée vous faire parcourir la lande écossaise, elle apporte une certaine hauteur, de la grandeur, quelle que soit la façon dont tu l’utilises. A mon avis, un instrument possède une partie de son caractère à travers son ergonomie, menant le corps du musicien à une certaine gestuelle aux empreintes émotionnelles particulières. Cela contribue à la manière dont le joueur ressent l’instrument, qui en retour influence l’atmosphère qui se dégage de la musique. Cela peut relever de l’archétype parfois.
Je ne coupe pas les cheveux en quatre au point de connaître les associations idiomatiques pour chaque instrument, parce que c’est plus ou moins sans fin. J’utilise ces références comme de jolis éclats de résonance, de saveur, de couleur, mais lorsqu’elles deviennent autre chose, elles tombent à plat.
De la même manière, je ne suis pas enthousiaste en ce qui concerne une approche dogmatique de la virtuosité, vue de l’intérieur. Je préfère largement une approche empruntée à l’un de mes anciens enseignants, David Wessel, qui est de se plonger totalement dans un instrument, trouver tous les bruits qu’il peut faire, et en jouer avec émotion dès le début. Quelles que soient les techniques avancées sur lesquelles vous trébucherez au fur et à mesure de l’élargissement de votre lexique, il n’est pas nécessaire d’attendre d’avoir fait ses gammes. Passez suffisamment de temps avec votre instrument – vous devez toujours vous concentrer sur le moment présent – et vous développerez votre propre virtuosité autodidacte que personne ne parviendra à imiter et qui sera tellement plus intéressante.
Vos albums sont autoproduits. Est-ce un choix délibéré ? N’est-il pas difficile d’être un groupe aussi inhabituel de nos jours ?
Que font les labels actuellement ? Dans cette niche restreinte, je ne vois pas ce qu’un label pourrait faire pour nous, mais peut-être que je me trompe. Et les labels qui pourraient s’intéresser à nous semblent couler, donc j’ai arrêté d’y penser. S’il était possible de toucher une plus large audience et qu’un label pouvait nous y aider, je reconsidèrerais probablement la chose. Mais je n’ai pas de regrets. J’ai pu sortir sept albums ces dix dernières années, m’établir en tant qu’artiste et affiner mes compétences de producteur et de compositeur d’une manière qui n’aurait pas été possible si j’avais été dépendant des contraintes temporelles d’un label. Cela dit, je me soupçonne d’être pour certaines raisons un peu réticent à l’idée de chercher de l’aide pour diffuser la bonne parole. Il se peut que je change mon fusil d’épaule sur ce point.
Le groupe ne subvient pas à mes besoins en tant que tel. Peut-être qu’il le ferait presque si j’arrêtais de produire des CD, de continuer à enregistrer mais de ne sortir des albums que sous forme digitale. J’y pense sérieusement, pour les raisons précitées, et parce que le monde peut très bien se passer de plastique supplémentaire. Il semble qu’un certain nombre de personnes souhaite toujours posséder l’objet physique, et je peux très bien comprendre ce fétichisme, que je ressens moi-même : les virées chez le disquaire me manquent, et tout le rituel qui va avec. Mais je peux accepter que ce soit fini. Je dois faire confiance en le fait que suffisamment de personnes me paieront volontairement quelque chose pour ma musique. Beaucoup le font lorsqu’ils n’en ont pas besoin, ce qui est à la fois formidable et nécessaire pour que cela perdure. Ils sont souvent musiciens eux-mêmes.
Quelle est ton opinion au sujet de l’industrie actuelle de la musique ? Penses-tu qu’un groupe peut exister sans une maison de disques ? Que penses-tu du financement participatif, comme moyen de rester indépendant ?
Je ne suis pas bien placé pour me prononcer sur cette industrie dans son ensemble car je n’en ai jamais vraiment fait partie. Jaron Lanier (NdlR : chercheur en informatique, écrivain et compositeur) dont je trouve de nombreuses idées convaincantes, a dit qu’il soupçonne la disparition de l’industrie de la musique d’être un indicateur pour l’économie entière. Ce que font Spotify et Youtube à la musique est rude, à vrai dire, et je ne sais pas ce qui peut être fait d’autre qu’une réorganisation radicale de la façon dont est structuré l’internet dans son entier. Bonne chance avec ça.
Le financement participatif a peut-être un avenir. Nous n’avons pas choisi ce chemin pour l’instant. Certains d’entre nous trouvent un peu étrange de mobiliser de solliciter des fonds pour quelque chose d’aussi trivial dans le grand ordre des choses que notre petit projet artistique. Mais je suppose que si je concevais cela comme un nouveau modèle de rémunération plus équitable pour les musiciens qu’une aumône, je pourrais peut-être m’y faire.
Actuellement, cela fait une énorme différence pour nous si les auditeurs téléchargent notre musique, idéalement via Bandcamp plutôt qu’en streaming, non seulement à cause de la différence de modèle financier, mais aussi parce que le son subit beaucoup de pertes lorsqu’il est diffusé en ligne, tandis que sur Bandcamp, notre musique peut être téléchargée en 24 bit, ce qui est supérieur à la qualité CD.
Quels sont vos projets immédiats pour le groupe ? Y a-t-il une tournée de prévue dans les prochains mois (et je n’ose même pas vous demander si vous comptez un jour venir en Europe !) ?
Ah, j’ai toujours le fantasme que nous jouerons un jour en Europe, sous une forme ou une autre ! Mais non, jouer en concert n’est pas sur notre agenda dans le futur immédiat.
Le groupe est dans une situation incertaine, pour être honnête, et nous sommes arrivés à la fin d’une ère, que cela nous plaise ou non. Kate est à New York depuis 2016. Nous avons pu la faire venir sur la côte ouest pour une petite tournée estivale l’été dernier et nous disposons d’un bon enregistrement du dernier concert à Seattle que nous allons sortir sous forme d’un album live dans un futur proche. Nous avons également travaillé en sextet, les parties de Kate étant jouées par notre collaborateur de longue date Ivor Holloway au saxophone, et la chanteuse Thea Kelley, qui nous a rejoints sur Repetitions II.
Actuellement nous commençons à répéter à nouveau du nouveau matériel sous la forme épurée d’un quartette. Nous n’avons pas répété depuis août dernier, ce qui est la première longue pause prise par le groupe en dix ans – une pause nécessaire pour diverses raisons – mais je suis prêt à faire quelque chose à nouveau. J’ai écrit quelques nouvelles chansons, et en fait il semble que je sois dans une nouvelle phase d’idées (je suis content d’en avoir enfin fini avec Repetitions II ! ). J’envisage cela avec un son plus resserré, plus léger, moins d’instruments, une écriture plus économe, avec plus de place pour les paroles, mais nous verrons bien ce que cela va donner. J’ai envie de mettre en valeur la vulnérabilité, la franchise, la gratitude. J’ai emprunté depuis trop longtemps un chemin lent et progressif, avec cette musique datée de plusieurs années au moment de sa sortie, quand les autres l’entendaient. Pour une fois, j’ai envie d’écrire un album court qui représente réellement le moment présent dans nos vies, aussi étroitement possible que succinctement.
J’ai également un certain nombre d’idées extravagantes et inachevées, davantage dans une veine avant prog’ comme Night Loops vers laquelle j’aimerais amener les autres, donc il se pourrait que nous produisions à nouveau un capharnaüm avant-progressif, mais pour le moment je privilégie la nouveauté et la perspective de jouer à nouveau en concert.
Quelle que soit la forme vers laquelle nous évoluerons, Jack O ‘The Clock continuera vraisemblablement à être une entité qui enregistrera et jouera sous une forme ou une autre.
A côté de Jack’O The Clock, je suppose que les musiciens ont un « vrai » travail. N’est-ce pas difficile de concilier les deux ?
Nous enseignons tous la musique d’une manière ou d’une autre, sauf Kate qui a un travail de technicienne dans une entreprise, bien que je sois en formation de psychothérapeute et que je travaille de plus en plus dans ce domaine. Emily joue dans de nombreuse formations locales et travaille dans un magasin de violons. Jordan et Jason font également de nombreux concerts, parfois payés, parfois non. C’est un déchirement pour les quatre d’entre nous qui travaillons dans une baie de San Francisco de plus en plus embourgeoisée, et je crains que la période de créativité musicale de cette région ne touche à sa fin en raison du décalage entre le coût de la vie et de tout ce que ça nécessite de travailler comme musicien dans ce pays.
Cela peut être difficile et représenter des sacrifices, mais il faut trouver un équilibre dans cette façon de vivre, au moins en ce qui me concerne. Le travail de psychothérapie vers lequel je m’oriente nécessite une maturité personnelle qui, à son tour, se répercute dans mon travail créatif. Ce travail de création – largement concentré sur le groupe pendant dix ans – a ralenti quelque peu le processus qui m’a amené à devenir psychothérapeute, mais je n’aurais pas voulu faire autrement. On peut dire la même chose lorsqu’on fonde une famille : la maturité que cela m’a demandé m’a changé et renforcé, et bien que cela m’ait demandé de l’énergie, au détriment de mon travail d’écriture et de composition, cela a renforcé et changé ma façon d’écrire de telle manière que je ne voudrais pas revenir en arrière. Tout est lié. On apprend à devenir efficace et à se concentrer sur ce qui semble vraiment vivant.
Un dernier mot pour nos lecteurs ? Quelque chose à ajouter ?
Hé toi, si tu as lu jusqu’ici, merci ! Merci d’avoir prêté l’oreille et d’avoir montré ton intérêt. Cela a énormément d’importance pour moi de me rendre compte que les gens tirent quelque chose de notre musique. Et merci à toi, Jean-Philippe, pour tout votre soutien. Que serions-nous sans médias comme Chromatique pour débattre et promouvoir des choses intéressantes et stimulantes ?