Yom (Yom & The Wonder Rabbis) – Rabbins intergalactiques
À l’occasion de la sortie de With Love, road trip psychédélique qui emprunte autant à la tradition klezmer qu’au rock indépendant ou à l’électro, le clarinettiste Yom évoque la musique, la linguistique, la politique, son parcours, les blagues juives, la mort de Superman, la BD et l’apéro.
Quelles sont les premières réactions à la sortie du nouveau disque, With Love ?
Yom : Elles sont dans l’ensemble positives, mais extrêmes : les gens adorent ou détestent. En général, du moins pour ceux qui s’expriment, les remarques désobligeantes concernent des aspects que j’ai consciemment cherché à atteindre, donc ce n’est pas plus mal, puisque cela signifie que ma démarche est clairement perceptible. La plupart des réactions négatives concernent tout simplement le fait qu’il y ait de la batterie, ce qui peut paraître étonnant, en 2011, surtout pour vous qui venez plutôt du jazz ou du rock. Mais quand on est répertorié comme un musicien traditionnel, et c’est ainsi que j’ai commencé, on est censé sacrifier à une sorte de mythe, qui voudrait que l’on reste « pur ». C’est d’autant plus drôle en ce qui concerne la musique klezmer… Qu’est-ce qu’une musique klezmer pure ? Si l’on voulait vraiment rester pur, c’est une musique qu’on ne pourrait plus jouer depuis 1939 ! En tous cas, cela fait partie des incompréhensions qui peuvent entourer cette nouvelle phase de travail.
D’ailleurs, comment es-tu arrivé à la tradition klezmer ?
J’y suis venu à la fois par tradition familiale, ma mère étant d’origine juive de Transylvanie, et un peu par hasard. J’ai commencé la clarinette à cinq ans, et très vite je me suis mis à écouter Giora Feidman, qui est une des grandes figures de la musique klezmer. Je n’ai pas été assailli par ma famille d’une obligation absolue de connaître la culture juive, je n’ai pas eu d’éducation religieuse, on ne m’a pas non plus forcé à écouter du klezmer étant petit. Je suis venu à cette musique sans doute plus en tant que clarinettiste passionné qu’en tant que juif d’origine. J’ai commencé à rassembler une importante discothèque, avec du Giora Feidman mais aussi bien d’autres musiciens, puis à l’âge de dix-sept ans, j’ai été recruté dans un ensemble, qui s’appelait à l’époque l’Orient Express Moving Shnorers, devenu ensuite Klezmer Nova. Ces musiciens avaient trente ans de plus que moi, et besoin de remplacer rapidement leur clarinettiste. Leur leader avait repéré que je connaissais un peu cette musique, que je jouais bien, que je lisais la musique et que je pouvais donc assimiler rapidement les morceaux. J’ai intégré le groupe et c’est là que j’ai vraiment appris à jouer le klezmer. Tout est allé très vite, puisque je m’étais déjà imprégné de cette culture.
New King Of Klezmer Clarinet, ton premier disque, est vraiment dans la lignée du klezmer traditionnel…
J’avais en fait déjà fait un premier disque, en 2003, en duo avec Denis Cuniot, à une époque où je ne m’appelais même pas encore Yom, mais Yomguih, et qui s’intitulait The Golem And The Moon. Bizarrement, c’était quelque chose de moins traditionnel, il y avait déjà un aspect revisité, avec des improvisations, des ouvertures vers autre chose. Mais ce disque est passé assez inaperçu, et je me suis dit que j’avais peut-être pris les choses un peu à l’envers, et qu’au lieu de commencer par réinterpréter une musique que personne ne connaît ou presque, il aurait été bien, même pour moi, de poser les valises et de retourner à la tradition, alors même que j’avais déjà fait un tour du côté du jazz contemporain et des musiques improvisées. New King Of Klezmer Clarinet est donc une espèce de retour sur les traces de mes ancêtres, une façon de remettre les choses dans l’ordre.
Faut-il alors considérer qu’Unue et With Love sont dans la continuité de ce que tu as fait sur ce tout premier disque, en mettant New King… entre parenthèses ?
D’une certaine manière, avec un peu plus de maturité, de réflexion et de toutes sortes de vécus, c’est un peu l’univers qu’on pouvait déjà entr’apercevoir dans The Golem…, effectivement. C’est mon univers depuis le début, mais à l’époque je ne savais pas trop comment l’amener, j’aurais sans doute dû faire plus doucement. Sur j’avais davantage confiance en mes compositions, mes couleurs personnelles. New King… est vraiment un disque particulier, un hommage à Naftule Brandwein, un projet presque à part. Indispensable pour faire quoi que ce soit d’autre après, mais qui reste différent, avant tout parce que ce ne sont pas mes compositions, simplement ma manière de jouer le klezmer. Entre New King… et Unue, j’ai assumé de me lancer dans mes propres compositions, et là, qui sait où ça va s’arrêter ! (Rires).
A propos des compositions, justement : est-ce toi qui compose tout le répertoire ?
Sur With Love, j’ai effectivement tout écrit. Tous les thèmes, les harmonies et les structures globales des morceaux étaient composées en amont. J’avais déjà une idée très précise de ce que je voulais entendre, même si cette idée a évolué au fur et à mesure du projet puisqu’au début, j’étais parti vers quelque chose de complètement différent, suite logique d’Unue mais sous une forme plus jazz, sans doute plus proche d’un répertoire à la Avishai Cohen qui tirerait vers E.S.T. (Esbjörn Svensson Trio), avec un côté hypnotique, mais l’ensemble serait resté acoustique, tout au plus une petite distorsion de temps en temps. Puis, au fur et à mesure du travail, je me suis aperçu que j’avais envie de gros son, de violence, et j’ai changé de cap. Les musiciens avec lesquels j’ai travaillé ont beaucoup apporté au son, aux réarrangements, aux adaptations. J’ai tendance à beaucoup organiser en amont, prévoir des structures gigantesques de morceaux de quinze minutes. Ils m’ont aidé à calmer le jeu et à rendre les choses plus réalistes et plus audibles ! (Rires). Ce sont d’excellents musiciens, qui ont beaucoup à apporter !
Comment as-tu constitué le groupe, choisi les musiciens qui t’accompagnent ?
Je connaissais Sylvain Daniel (basse), pour avoir travaillé avec lui il y a très longtemps sur un quintette complètement barré, sorti aux alentours de 2002 sur le label Chief Inspector. Ensuite, j’ai monté Agnostic Ritual, un groupe plutôt rock ou post-rock, assez complexe, où on retrouve cet univers, même si on y sent la jeunesse et le manque de maîtrise. A l’époque, il m’avait beaucoup aidé, je sentais qu’il comprenait mon délire… Je ne suis pas un véritable compositeur dans le sens où je ne sors pas de la classe d’écriture du CNSM, je ne compose pas vraiment pour les autres musiciens, et j’ai besoin de gens avec qui je me sente suffisamment en confiance et en amitié pour travailler ensemble. Je connais aussi Manuel Peskine (claviers) depuis très longtemps : nous avons travaillé en duo, ainsi que sur un disque de Sébastien Gaxie, toujours chez Chief Inspector. Nous avons fait énormément de choses ensemble, et pour le coup, c’est un vrai compositeur, qui a des compétences en harmonie, fait des musiques de film, peut diriger un orchestre, écrire pour un quatuor à cordes, etc. Il a un rapport très intéressant à l’harmonie et à l’arrangement, que ce soit en duo ou ici avec les Wonder Rabbis, projet pour lequel il s’est mis aux synthés et au Rhodes, avec toutes sortes de pédales. C’est un petit génie, tout simplement. Du point de vue de la batterie, enfin, je ne connaissais pas vraiment Sébastien Lété mais je l’avais entendu plusieurs fois, et je l’avais trouvé excellent, à la fois du point de vue technique et du point de vue des couleurs. Il m’a donc semblé très adapté, d’autant qu’il connait aussi très bien les percussions. Pour la scène en revanche, j’ai changé pour quelqu’un qui avait une approche plus rock et plus violente : c’est donc Emiliano Turi, batteur de pop et de rock mais qui joue aussi dans Le Sacre du Tympan, qui nous accompagne. Il est très polyvalent : c’est à la fois une boite à rythme capable de tenir la même figure pendant dix minutes sans aucune variation, mais il est aussi très bon dans le jazz contemporain, etc. J’ai besoin d’une telle ouverture, pour être en dialogue total avec les musiciens.
Tu as donc volontairement cherché à renforcer le côté rock et la lourdeur de la frappe en concert ?
Oui, clairement. Le disque est très produit, très travaillé : postproduction, montage, etc. Je voulais qu’il sonne comme les gros groupes de rock actuel, à la Radiohead, qui passent six mois en studio pour faire un disque. C’était un peu un fantasme pour moi, même si pour nous, le studio, c’était une semaine ! (Rires). Mais bon, une semaine, c’est déjà beaucoup pour un disque de clarinettiste. Nous avons travaillé au studio Microbe, un lieu très rock, avec des vieux claviers des années 70 et des amplis partout. Je voulais travailler avec des gens qui ont cette culture-là, ce qui est le cas de notre ingénieur du son, Ludovic Palabaud, complètement passionné par les Beatles et la pop anglaise. Mais pour la scène, c’était différent. Le concert est une longue et lente montée jusqu’à un paroxysme vraiment violent, il y a un côté très rock et très électro : il fallait donc un batteur qui ait une frappe vraiment profonde, notamment sur la caisse claire. Emiliano Turi est vraiment très impressionnant dans ce domaine. Une vraie machine, mais dans le bon sens du terme !
Du coup, la version scénique actuelle est un peu différente de tes concerts précédents ?
Ce sont les mêmes morceaux, mais il y a une réelle évolution : d’une part, nous avons eu plus de temps pour travailler, et fait un disque entre temps, ce qui pousse toujours un projet à évoluer puisqu’il suppose d’aller à l’essence des morceaux, ce qui les redéfinit. D’autre part, nous avons eu une résidence au Cap d’Aulnay-sous-Bois pendant une semaine, pour travailler le spectacle, prendre le temps de chercher les sons que nous voulions entendre, travailler les éclairages, etc. Il s’agissait de tout creuser, jusqu’au moindre détail, en vue de la scène, comme nous l’avions fait pour le disque. Je veux que le concert devienne un véritable spectacle, que par les lumières, l’ordre des morceaux et l’évolution du concert, les spectateurs puissent atteindre une sorte de transe, en communion avec nous.
Venons-en à la pochette. Elle est vraiment très… colorée ! (Rires). D’où vient cet univers de comics et ce costume de superhéros ?
Comme ma musique est assez sombre, avec des harmonies mineures et des ambiances un peu lourdes, je souhaite proposer un contrepied, mais je n’ai pas envie que ce soit dans la musique, parce que je n’arrive pas vraiment à avoir de l’humour dans ce que j’écris et joue. Du coup, j’aime bien l’idée d’avoir une pochette plutôt amusante : les illustrations sont un bon moyen d’alléger le discours. En ce moment, la mode est plutôt au divertissement, et on a pu me reprocher sur Unue de faire une musique trop introspective, même si pour moi, l’introspection n’est pas du tout négative – mais c’est peut-être parce que je suis fils de psychanalystes ! (Rires). En tous cas, l’emballage du disque est très important pour moi, et me permet de dire que n’est pas parce que je veux avoir un propos profond que je me prends au sérieux. Je me mets en scène et je me ridiculise pour apporter un peu de second degré. J’avais déjà une démarche de ce genre sur New King Of Klezmer Clarinet, avec un petit côté provoc’ pour faire réagir. Cela dit, ce n’est pas non plus de l’absurde pur et simple, il y a du sens derrière tout ça. Sur New King, il y avait une petite allusion au côté bling-bling de Sarkozy, qui n’a pas forcément été repérée alors que c’était assez clair puisque j’avais poussé le détail jusqu’à avoir les mêmes lunettes de soleil – et les mêmes talonnettes, mais ça on ne le dira pas ! (Rires). Pour With Love, tout est venu d’un morceau pour lequel j’avais demandé au public, en concert, de trouver un titre.
Raconte !
Un type qui venait souvent, et qui est devenu depuis un ami, m’a proposé « Les Larmes du Juste ». À partir de là, j’ai commencé à réfléchir : pourquoi le Juste devrait-il pleurer ? Qu’est-ce qui le pousserait à se révolter, est-ce que ça lui suffit d’être un Juste ou veut-il pouvoir faire plus ? J’en suis venu naturellement à cette ambivalence d’une position intermédiaire, entre la bonté et la colère. En tournant autour de cette idée, je suis arrivé à « La Fureur du Juste » : ça sonnait très bien, j’étais tout fier de moi, mais par acquis de conscience, je suis allé vérifier sur internet si cela n’existait pas déjà. Et là, horreur, je me suis aperçu que c’était le titre d’un film de… Chuck Norris et Lee Van Cleef ! (Fou rire). Je crois que le pire, c’est quand j’ai vu l’affiche ! (Redoublement d’éclats de rire). Je devais trouver autre chose. Du Juste j’ai donc glissé vers le justicier, et au fur et à mesure je suis arrivé au superhéros, notamment grâce à une excellente exposition sur la BD juive au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, de Superman à Joann Sfar, qui m’a rappelé que d’une certaine manière, le premier Juste, c’est Superman, inventé par des dessinateurs et scénaristes juifs avant même la Seconde Guerre mondiale, pendant la montée en puissance d’Hitler. Du coup, comme j’aime bien ajouter une petite donnée politique à mes propos, et que ma musique n’a pas – heureusement – de paroles, il ne me reste que la pochette et le titre pour dire quelque chose. Autant je ne fais pas partie de ceux qui comparent le régime actuel à Vichy, même si je suis clairement contre la manière dont est géré ce pays, autant je trouvais assez drôle de se replonger dans l’univers pictural de ces années-là, sauf que j’ai une clarinette en guise d’arme, pour dédramatiser le côté guerrier de la pochette. Normalement, on doit comprendre l’humour de la chose : on est tous ultra musclés dans nos justaucorps ridicules, les Wonder Rabbis ont des petits shtreiml et des papillotes ; il me semble que pour prendre cette pochette au sérieux, il faut s’accrocher (Rires) ! Le titre aussi est important, With Love : mon but n’est absolument pas de dire qu’on est sans espoir, que tout est foutu. Sinon, je ne prendrais pas le temps de faire des disques et des projets ! Donc il y a quand même un message positif, dans tout ça ! (Rires).
Il est vrai que lorsqu’on entend la musique avant de voir la pochette, on est surpris du visuel ! Ta musique est tout de même plutôt sombre…
C’est quelque chose dont j’ai du mal à sortir, à vrai dire. Les musiques d’Europe de l’Est, balkaniques, turques et tziganes, qui sont ma principale influence, ne sont pas foncièrement gaies. Mais cette tristesse est plus une forme de sur-sensibilité qu’autre chose, dans des cultures où la moindre occasion de pleurer est bonne à prendre. Ce n’est pas du tout une tristesse due à un constat d’échec. Il n’y a rien de négatif dans ma musique. Au contraire, cette tristesse est source d’inspiration, c’est quelque chose de beau, qui prouve qu’on est vivant, d’une certaine manière. On retrouve beaucoup en Europe de l’Est cette façon de ressentir à 800% chaque émotion. Il est vrai aussi que je suis plus intéressé par les récits et les musiques qui viennent d’une espèce de fracture profonde que par un type qui hurlerait pendant une heure pour dire à quel point la vie est belle et combien il est content, même si ça fait aussi du bien de temps en temps. (Rires)
Tu parlais tout à l’heure d’Avishai Cohen… Comment te situes-tu par rapport à la mouvance, qui s’est beaucoup développée dans ces vingt dernières années, des musiciens puisant leur inspiration dans la tradition juive, tels qu’Avishai Cohen ou John Zorn, dans un genre différent ?
C’est vrai que ces musiques sont en plein essor. En ce qui concerne John Zorn, c’est particulier : s’il a un rapport fort à ses origines juives, c’est un créateur « absolu ». Il peut partir dans toutes les directions et travailler avec n’importe qui. Je ne crois pas qu’il travaille particulièrement sa recherche au saxophone, il est surtout traversé par quelque chose de naturel. C’est très compliqué de se situer par rapport à John Zorn ou Avishai Cohen. En tout cas, je viens d’abord du classique, puis du klezmer joué de manière traditionnelle. C’est très important pour moi, mais je commence à m’en détacher, et ça me fait du bien. Dans le même temps, j’ai l’impression que toute la culture d’Europe de l’Est n’a jamais été aussi présente en moi que depuis que je suis sur ce projet-là : je n’arrête pas de travailler les ornements balkaniques, turcs, etc. Ce que j’aime bien dans la comparaison avec Avishaï Cohen et John Zorn, à part le fait d’être simplement flatté, c’est le fait que ce sont des gens qui ont transcendé leurs origines et une forme de culture pour en faire quelque chose de créatif et d’artistique, qui ne relève ni du musée ni d’une revendication d’influences. Ça fait vraiment partie de leur expression artistique. Et j’ai le sentiment d’en être là aussi. Evidemment, si on me disait demain de composer une musique dans laquelle on n’entende rien de juif ou d’Europe de l’Est, j’en serais incapable.
Et si l’on te demande de faire du traditionnel ?
J’en suis capable, mais pas à plein temps, parce qu’il me manquerait une dimension, apparue avec Unue, d’ouverture et de liberté. Je ne peux plus m’en passer. J’écris pour moi en tant qu’interprète : c’est d’un confort absolu. Je fais attention à moi en tant que musicien et en tant qu’instrumentiste. Le klezmer me demande à présent des efforts, même physiques, dans lesquels je ne me sens pas totalement « moi-même » — je ne sais pas comment l’exprimer autrement. Aujourd’hui, j’ai un équilibre que je rapproche du tai-chi ou du yoga, une totale adéquation entre les émotions que je peux ressentir dans la musique et la capacité de les exprimer à la clarinette. C’est un véritable plaisir ! Mes maigres capacités de compositeur et mon talent d’interprète se rejoignent.
Je passe du coq à l’âne : pourquoi avoir écrit un « Kaddish for Superman » ? Il est mort ?
C’est une bonne question. Où sont passés les super héros ? Autrefois on pouvait citer Gandhi ou Malcolm X, voire Jésus, à la limite. Et aujourd’hui ? Ben Laden ? Non ! Clinton, qui veut sauver la planète après avoir lâché des bombes dans tous les pays du Golfe ? Alors, oui, Superman est mort. Nous sommes dans une société, pardonnez-moi si mes propos sont naïfs, où règnent en maître la compétition, la concurrence et l’individualisme, et c’est pour cela que je trouvais important d’intituler mon album With Love, même si évidemment ça peut paraître ridicule — mais ça, ça ne m’ennuie pas — et d’écrire un « Kaddish for Superman ». Qui aujourd’hui peut prôner l’amour sans passer pour un rigolo ou un débile ? Je suis en train de finir les Fragments d’un discours amoureux de Barthes et je me retrouve entièrement dans les mots de l’introduction, alors qu’ils datent de 1977 : « La nécessité de ce livre tient dans la considération suivante : que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait ?), mais il n’est soutenu par personne ; il est complètement abandonné des langages environnants : ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du pouvoir, mais aussi de ses mécanismes (sciences, savoirs, arts). Lorsqu’un discours est de la sorte entraîné par sa propre force dans la dérive de l’inactuel, déporté hors de toute grégarité, il ne lui reste plus qu’à être le lieu, si exigu soit-il, d’une affirmation. Cette affirmation est en somme le sujet du livre qui commence. » Alors qu’on s’attendrait à un discours très « peace and love » à cette époque, c’est déjà très pessimiste. Depuis les années 70, à part taper sur les ex-soixante-huitards, on n’a pas été capable de faire grand-chose… Le « Kaddish for Superman » est évidemment une métaphore, pour dire qu’on manque de Supermen. Notre Superman national, c’est quand même Nicolas Sarkozy…
Ou Julien Coupat ? (Rires)
Il n’y a plus de Batman, que des Jokers ! Même si c’était déjà limite de la part de Batman de recruter Robin ! (Rires). La situation est triste. On a tous l’espoir d’un personnage charismatique…
D’où l’effet Obama…
Exactement ! Et pourtant, qui n’est pas déjà désespéré par la situation américaine ? Même si c’est beaucoup mieux que sous Bush, quand on voit la guerre en Libye ou ce qu’il n’a pas pu faire dans le domaine de la santé… Au fond, peut-être que personne ne veut de Superman ! Le FN fait une percée aux cantonales, et maintenant le grand débat se résume à : Marine Le Pen-Sarkozy ou Marine Le Pen-Strauss-Kahn au second tour ? Soupir. C’est loin d’être la fête. On est tellement désespéré qu’on est prêt à aller démonter des McDo avec José Bové, voire avec Nicolas Hulot ! Donc, oui, pour revenir à ta question… un Kaddish. C’est la prière des morts récitée par les enfants du disparu. Notre génération est constituée des enfants de Superman : soit nous sommes de futurs super héros — auquel cas, je suis déjà grillé ! — soit on en attend un nouveau, mais ça fait longtemps qu’on attend. On y a vraiment cru, au « Yes we can » d’Obama… pendant trois mois.
Donc Superman est mort. Ça, c’est réglé. Et Dieu ?
Cette question est vraiment compliquée. Je lisais récemment un recueil d’entretiens avec Elie Wiesel, qui pose toutes sortes de questions : est-ce que Dieu est mort ? Est-ce qu’il détourne les yeux de temps en temps ? Est-ce qu’il est conscient de tout ce qui se passe ? Ça dépasse mes compétences. Non, Dieu n’est pas mort. Mais Dieu n’est pas ce qu’on croit (Rires). Si ça se trouve, il est en train de faire une partie de Playstation avec ses amis, et il va revenir, sauf que ça dure depuis 1500 ans ! Après tout, il a droit à sa pause, lui aussi. Mais il n’est pas mort. S’il l’était, ça ne se passerait pas comme ça.
Ça se passerait comment ?
Va savoir ! Je pense à une superbe blague juive, légèrement hors-sujet mais pas tout à fait : Dieu, désespéré par l’humanité, décide un jour qu’il est temps de passer à l’Apocalypse. Il appelle donc les principaux chefs d’Etat du monde et le Grand Rabbin Isaac de Berditchev, pour que chacun réunisse son peuple et lui explique que la vie s’arrête là. Le Président américain annonce à son pays : « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle, c’est que Dieu existe, je lui ai parlé, et la mauvaise, c’est que dans une semaine, c’est terminé. Une immense inondation recouvrira la planète et nous finirons tous noyés ». Sur ce, les Américains passent la semaine à boire du whisky, à faire des partouzes géantes et à s’entretuer au fusil à pompe. Poutine réunit les Russes : « J’ai deux mauvaises nouvelles : Dieu existe, je lui ai parlé au téléphone et on va tous mourir ». Et là, tonneaux de vodka. Enfin, le Grand Rabbin Isaac de Berditchev : « J’ai deux bonnes nouvelles. La première, c’est qu’on a maintenant la confirmation que Dieu existe. La seconde, c’est qu’il nous reste une semaine pour apprendre à vivre sous l’eau». (Rires) A Serious Man des Frères Coen parle très bien de ça, c’est de là que je tire l’appellation « wonder rabbis » et la référence que je fais dans la BD faisant office de livret : le film est ponctué par les apparitions de trois rabbins mystérieux, dont le dernier est un spécialiste de Jefferson Airplane alors qu’il doit avoir 85 ans. Il est impossible de savoir si ce film recèle un sens caché et profond ou s’il est juste absurde. J’aime bien ce doute.
C’est donc vous qui avez entièrement écrit la BD ?
Oui, avec toute ma famille entre Noël et le Jour de l’An, à l’heure de l’apéro ! Ce sont tous des intellectuels rigolos : ma sœur est linguiste, d’où ma référence à Gustave Guillaume, un linguiste du début du siècle, grand génie méconnu mais adulé par les spécialistes à cause d’un livre que personne n’a encore réussi à comprendre en entier. Absurde ! Bref, c’est moi qui ai finalisé l’écriture de la BD, à partir de dessins qui existaient déjà. Au début je voulais écrire un scénario qui n’aurait rien eu à voir avec les images, puis je me suis rendu compte que ça fonctionnait mieux quand il y avait un lien, même ténu, entre textes et dessins. En tout cas, je voulais une scène de combat, pendant laquelle tout le monde parle philosophie, psychanalyse et linguistique.
Toute la BD vient donc d’un délire d’apéro ?!
Oui, mais l’apéro, c’est sérieux ! Chez moi, en tout cas (Rires). J’aurais bien aimé faire des sciences, mais je n’avais pas le temps, il fallait que je travaille ma clarinette !
Tu as bifurqué tôt vers la musique ?
Dès la classe de sixième, j’étais en horaires aménagés (mi-temps scolaire et mi-temps musique), et à partir de la première, j’ai vraiment privilégié la musique. Je n’ai pas pris la filière scientifique exprès pour avoir plus de temps ! Mais j’aurais adoré faire des maths par exemple. Manuel Peskine en a fait, lui ! Et maintenant, il est clavier chez Yom. Quelle déchéance ! (Rires).
Tu fais des blagues, aussi, sur scène ?
Oui ! Au tout début, sur New King of Klezmer Clarinet (avant le disque, sur le spectacle qu’on a beaucoup joué au Tambour Royal), c’était carrément un one man show. Il y avait autant de paroles que de musique. Maintenant, je me suis calmé, mais à l’époque, ce n’était pas une blague que je racontais… ! C’est d’ailleurs quelque chose de très partagé, les jazzmen en général sont friands de blagues !
(en collaboration avec Raphaëlle Tchamitchian de Citizen Jazz)