ENTRETIEN : GUILLAUME CAZENAVE
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Origine : France Style : Entre pop expérimentale et rock progressif Dernier album : Second System Syndrome (2006) Photos : MHK |
Guillaume Cazenave nous a livré en 2006 un petit bijou, Second System Syndrome, gratifiant le public d’une musique pop progressive expérimentale audacieuse, tout en demeurant accessible. Une performance ? Pas vraiment si on reste professionnel; cependant, à n’en pas douter, ce jeune compositeur bordelais est l’un des meilleurs espoirs du moment. On peut être exigeant sans pédanterie, complexe sans forfanterie, inviter à la réflexion tout en distrayant : l’entretien le montre. Préparez-vous à un moment de fraîcheur et d’ouverture .
Nos lecteurs ne te connaissent pas très bien; peux-tu te présenter en quelques mots ? Leur dire d’où tu viens, présenter ton parcours musical, tes études, évoquer tes ambitions ? Guillaume Cazenave : Je suis originaire de Bordeaux et m’achemine sérieusement vers la trentaine. Mon parcours musical a débuté très tôt : à deux ou trois ans, mes parents m’initiaient déjà à Pink Floyd, King Crimson, Magma, Ange, Deep Purple, Gong, Amon Düül, Gustave Mahler, et tant d’autres encore… La liste est longue. J’ai ensuite eu la chance de suivre des cours de solfège et de pratique instrumentale – violon, percussions et enfin guitare. J’ai collaboré à quelques groupes, joué du jazz, du metal, du rock progressif, de la musique alternative aussi, mais rien de vraiment sérieux. C’est pourquoi, j’ai décidé de produire mes propres albums. Parallèlement, j’ai mené des études générales jusqu’en fac de science mais ai rapidement compris que je me fourvoyais : à dix ans, je rêvais avant tout d’être David Gilmour ou Frank Herbert. Ou même les deux… J’ai donc fait des disques et des romans. Quant à mes ambitions, elles se concentrent actuellement sur le cinéma et la télé. : la réalisation de films ou encore de pubs. Dans un premier temps, je travaille sur des courts métrages. Écriture, mise en scène, musique évidemment, et montage. Je collabore avec un ami, Daniel Baroca. Nous avons de nombreux projets communs, des films, des séries, des clips; je souhaite que, dans un second temps, nous puissions les concrétiser. J’ai choisi cette voie là récemment parce que j’ai compris que la musique et l’écriture, telles que je les conçois en tous cas, ne peuvent être sujettes à aucun compromis. Le cinéma, lui, par contre, n’est pas un travail d’équipe, c’est une industrie. C’est justement un ensemble de compromis et de contraintes. Dans mes projets actuels, je vois un moyen de m’exprimer sans être dérangé par le fait de « faire ça pour l’argent ». Et puis, je trouve quand même le temps de travailler sur mes disques ou sur mes livres.
En écoutant « Mediation Project 2 », on a la sensation immédiate d’avoir affaire à un regard totalement neuf. Il semble que tu envisages la déstructuration des codes connus pour, dans un second temps, construire quelque chose de neuf, fonctionnant sur de nouvelles bases. Cette démarche fait penser à celle de l’artiste Steven Parrino, qui, lui aussi, était un touche à tout et cassait, décadrait ses tableaux, pour les reformaliser différemment. Deux questions me viennent donc à l’esprit : est-ce que tu travailles vraiment ainsi, ou est-ce une impression subjective ? Plus généralement, quels sont tes artistes de référence, hors du domaine musical ? Je ne sais pas. Ce n’est pas une démarche consciente, ce serait même assez prétentieux de l’affirmer. J’essaie pourtant de proposer quelque chose de différent mais j’ignore si le résultat est neuf ou pas. La difficulté, c’est d’éviter le n’importe quoi. Le projet achevé doit être cohérent. Et musical, sans oublier la puissance… En fait, en y repensant, je me rends compte que tu as tout-à-fait raison. C’est exactement la démarche que j’ai eue pour « ma musique ». Je veux dire par là que j’ai voulu casser mes propres codes pour les dépasser et en créer de nouveaux. Je m’explique : la production de Second System Syndrome s’est organisée en deux phases distinctes (ce qui est logique pour un album qui traite de la dualité). Une première, où j’ai abouti à une version correcte des play-back de chaque morceau. Puis, une seconde, où j’ai « reconstruit » ou « déconstruit » tout ce matériau. C’était une phase très excitante, les titres renaissaient sous une nouvelle forme, parfois très différente. J’ai trituré les sons, les structures, ajouté des breaks bizarres, de nouveaux instruments, des effets spéciaux ainsi que l’ensemble des voix. Maintenant, peut-être que le résultat t’évoque aussi une recodification plus générale de la musique pop. Je ne saurais l’affirmer. Néanmoins, je considère que c’est un compliment ultime. Merci. Pour ce qui est de mes artistes de référence hors du domaine musical, je dirais Stanley Kubrick, David Fincher et Louise Brooks pour le cinéma. Peter Watkins également, dont la filmographie est impressionnante. Aussi, je regarde en ce moment Six Feet Under, la série d’Alan Ball. C’est brillant. Une grande œuvre. J’adore. Quant aux écrivains, il y en a tellement… J’aime K. Dick, bien sûr, et Dan Simmons surtout pour Hypérion et ses suites. Et James Ellroy… Des écrivains assez jeunes, finalement. Tous les gens que je viens de mentionner sont, à mon sens, reliés les uns aux autres, dans la mesure où il existe une énergie commune. Tu cites Steven Parrino, que je connais très, très mal. J’ai d’énormes lacunes en art contemporain. J’ai dû m’arrêter à Marcel Duchamp. Mais ta comparaison m’incite à approfondir…
Peux-tu nous parler de tes projets d’écriture? J’ai écrit deux romans, mais je renie le premier. Exactement comme mon premier album. Le second – American Fun– est disponible depuis juin dernier. C’est un livre qui commence comme un drame un peu trash et évolue progressivement vers du « cyberpunk » débridé. C’est à ce jour le projet que j’ai réalisé qui me tient le plus à cœur. Je travaillerai bientôt sur le deuxième et dernier tome de ce roman. Je crois qu’ American Fun est une sorte de penchant littéraire de Second System Syndrome. Cela dit, je relativise : le livre existe mais il est difficile de se le procurer. J’ai fait en sorte de pouvoir le faire éditer plus tard, par une vraie maison d’édition… L’année dernière, j’ai publié un recueil de nouvelles très violentes et très noires. Actuellement, je rédige Dogs, un court roman, quelque chose de plus « conventionnel » que l’on aimerait adapter en court métrage, puis en long. Voilà pour mes projets d’écriture.
Quelles sont tes influences musicales? Comment les utilises-tu dans tes compositions ? Elles sont vastes. Pour les plus marquantes et les plus récentes, je dois citer Devin Townsend, Mike Patton, Sinead O’Connor. J’aime ces gens qui, au-delà de leur talent immense, affichent leurs tripes et leurs souffrances. Ce sont des artistes rares, vrais, ultra-sensibles, qui travaillent parce qu’ils ont besoin d’expulser des émotions fortes. Ils donnent le maximum. Je m’inspire principalement de la relation qu’ils ont à leur musique. Quand tu écoutes Sinead O’Connor, par exemple, tu sens qu’elle est en prise avec un sentiment d’urgence, celui de chanter, se s’exprimer, particulièrement sur ses premiers albums. C’est beau. Mais formellement, j’essaie de m’affranchir de toute influence. C’est difficile, d’ailleurs, et je n’y parviens pas toujours. Certaines méthodes, dans le procédé de fabrication musicale, sont de l’ordre du réflexe. Néanmoins, j’apprends beaucoup de Devin Townsend. Que ce soit au niveau de la production ou encore des arrangements… Chez lui, le moindre petit détail est optimisé. Ce type est un génie.
Comment travailles-tu ? As-tu une idée prédéterminée du produit fini ou, au contraire, élabores-tu progressivement les choses ? Cela dépend des projets. Concernant la musique, je prépare de moins en moins. Sans doute ai-je davantage confiance en moi maintenant. Question d’expérience, je suppose. J’ai donc tendance à élaborer progressivement les choses. Je commence dans le flou, sachant qu’il se dissipera plus tard. Pour mes premières maquettes et mes premiers disques, j’avais besoin de me documenter beaucoup, de dessiner, d’écrire, d’avoir une base dans laquelle piocher. Ce n’est plus le cas. Le minimum que je m’impose, avant d’entamer un disque, c’est d’élaborer un son spécifique. Aussi, j’imagine la construction de l’album dans les grandes lignes. Rien de plus. Je procède de façon similaire pour écrire un livre. Sûrement est-ce pour préserver l’excitation que génère la nouveauté. Pour le cinéma, c’est autre chose: il faut être très organisé.
Tu donnes un nouveau souffle aux musiques progressives, en rendant toutes ses lettres de noblesses à ce style, puisque tu fais fi du passé, des traditions et ne surfes pas sur la vague nostalgique qu’on perçoit un peu trop en ce moment. De ton côté, pourrais-tu te hasarder à donner ta définition du prog ? Merci pour le compliment! D’autant plus que, je crois, tu mets le doigt sur quelque chose de tout à fait vrai. Tu fais références à des « musiques progressives ». Je pense en effet, et j’espère ne choquer aucun lecteur, que le prog n’existe pas. Pourquoi ? Parce qu’il ne peut être défini. Comment réunir en effet, dans une même chapelle, des groupes comme King Crimson et euh… Pendragon ? Cela n’a aucun sens. En revanche, il y a des musiques à tendance progressive, c’est vrai. C’est-à-dire des musique qui se veulent « luxueuses », « non-primitives » et surtout créatives. Finalement, je crois que faire du prog, ce n’est valable que pour quelques « précurseurs ». Des musiciens ou encore des groupes qui veulent faire évoluer les choses. En ce sens, Björk sera par exemple toujours plus prog que… disons… Arena ou IQ. J’aime à penser que le propre du prog réside avant tout dans l’invention: une musique en perpétuel renouvellement. De l’avant-garde en moins hermétique, en plus intelligible.
Que penses-tu du téléchargement gratuit? De façon plus globale, comment penses-tu intégrer le web à ton travail ? Bizarrement, le débat m’intéresse peu parce que c’est déjà du passé. Je ne vois pas comment on pourrait revenir en arrière. Le téléchargement gratuit a des avantages et des inconvénients. Je vois ça comme un procédé pratique. S’il est utile pour découvrir de nouvelles choses, le fait de télécharger un disque diminue en revanche le plaisir de le découvrir tel qu’il a été pensé par son ou ses créateurs. Cela nuit à la vue d’ensemble, si je puis dire. Du coup, son impact est considérablement atténué. Dommage, non ? J’ai parfois envisagé de faire des « disques » (est-ce le terme approprié ?) pour le net, exclusivement. Du genre « The Mediation Project Zero ». Un truc purement virtuel. Mais je ne sais plus trop. Peut-être est-ce trop facile. J’ai l’impression que Gorillaz aurait pu faire ça. Disons que je ne vois pas, actuellement, comment faire mieux. J’ai entendu Sinclair, à la radio; il disait qu’il ne ferait plus d’album à vocation commerciale. Sa musique sera gratuite, sur le net, distribuée même lors de ses concerts, avec les billets. Je comprends cette démarche, même si, en refusant l’aspect commercial de son art, il le relègue malgré tout à un sous-produit de consommation: la musique comme accessoire ou gadget. Il n’aura pas la pression des maisons de disques, certes, mais l’idée ne me semble pas bonne pour autant. Les prix des billets grimperont, le public ne suivra pas forcément. Je crois qu’il n’y a pas de solution. À mon niveau, je ne peux que conseiller aux gens d’acheter les disques des artistes qu’ils aiment vraiment.
Comment l’album a-t-il été perçu, en France, en Europe ou ailleurs ? Dans l’ensemble, l’accueil a été excellent, bien qu’assez consensuel, ce qui n’est pas sans m’inquiéter, je dois dire. Il semble pourtant que Second System Syndrome ait moins marqué les esprits que son prédécesseur, alors que je le considère comme incontestablement meilleur. L’effet de surprise n’y est plus, cela va de soi. J’ai toutefois eu une très mauvaise critique, vraiment très mauvaise, j’insiste, mais le chroniqueur a avoué qu’il ne comprenait rien à cet album, étant spécialisé dans la musique folk. L’article paru dans Progressia est quasi un maître étalon de ce que j’ai pu lire ailleurs. Et, très honnêtement, un des plus intéressants.
Quel est ton rêve professionnel ? Hmmm… réaliser un long métrage de « Dark Side Of The Moon »? Non, sérieusement, j’aimerais juste pouvoir réaliser des films (pubs, clips, téléfilms, longs métrages) de telle manière à pouvoir proposer conjointement des disques et des livres vraiment libres de toute pression commerciale. J’aimerais aussi pouvoir organiser une tournée et interpréter quelques morceaux sur scène… mais je crois que je n’ai ni le temps ni la force pour cela.
Avec qui aimerais-tu travailler ? Pourquoi ? J’aime avant tout découvrir les travaux des artistes que j’apprécie. C’est pourquoi, je préfère ne pas travailler avec eux afin de préserver mon plaisir d’auditeur. Peut-être ai-je aussi peur de ne pas être à la hauteur. Cela dit, je serais très curieux de travailler avec Yoko Kanno, dont l’ensemble de l’œuvre me bluffe. Cowboy Bebop… Wouahh. Sinon, pourquoi ne pas produire l’album d’une chanteuse de variété ? Ou un chanteur, qu’importe. Quelqu’un de plutôt célèbre, en fait. L’amener dans un univers complètement barré, très bruyant, très furieux. Quelque chose d’absolument chaotique. Un virus dans le système. En fait, j’imagine très bien un album « à la Ayreon », en largement plus déglingué bien sûr, avec la « fine fleur » (s’il en est une) de la chanson française… je lance un appel officiel. Pour finir, je dois te remercier pour toutes ces questions pertinentes. J’espère y avoir répondu convenablement… N’ai-je pas été trop bavard ? Merci à Progressia et à très bientôt !
Propos recueillis par Jérôme Walczak
site web : http://www.liahproject.com
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