ENTRETIEN : YARON HERMAN | |
Origine : Israël Style : jazz fougueux Formé en : Dernier album : Muse (2009) | Yaron Herman n’en finit plus d’aller très vite : il débute le piano à seize ans, commence à donner ses premiers concerts à dix-sept ans et après seulement deux albums avec son trio, il est déjà incontournable au sein de la scène jazz mondiale. Nous avons réussi à l’intercepter au milieu d’une série de concerts qui l’emmène tout autour de la planète. Surdoué atypique, souriant, disponible et avec beaucoup de caractère, l’artiste nous a livré quelques pistes pour éclairer sa fulgurante trajectoire musicale.
Progressia : Comment se passent ces nombreux voyages et concerts à travers le monde ? Yaron Herman : Je joue effectivement dans beaucoup de pays. C’est une vraie chance qui me permet surtout de partager mon travail avec le plus grand nombre et c’est bien le plus important.
T’attendais-tu à rencontrer autant de succès ? Je ne pense pas en terme de succès. Je ne me suis jamais posé la question. J’ai toujours cru que si on faisait les choses avec sincérité et profondeur, ça devait amener des résultats, pas forcément commerciaux, mais davantage un succès d’estime ou simplement le fait d’être heureux de ce que l’on fait. Le fait que tout m’arrive en même temps, oui c’est génial.
As-tu toujours eu le même objectif en tête ? Oui. Jouer mieux du piano, faire de la belle musique pour transmettre de l’émotion aux gens et évoluer en tant que musicien et être humain. Ce sont ces buts que j’essaie d’atteindre tous les jours.
Est-ce atteignable selon toi ? C’est une bonne question. Je ne pense pas que ça le soit, car tout réside finalement dans la beauté de l’art. Ce n’est pas comme en sport. D’ailleurs ce sont deux univers que l’on a tendance à confondre. Les médias choisissent par moments leurs artistes préférés et utilisent des termes plutôt issus du monde de la compétition. On a parfois l’impression que c’est une course, alors que ce n’est pas le cas. D’ailleurs, il n’y a rien à gagner.
D’ailleurs, l’art perdure à la mort de l’artiste également. Absolument car le test ultime en matière artistique est celui du temps. Si l’art perdure, c’est qu’il touche à quelque chose d’important et évidemment, j’aimerais croire que mon œuvre aura tendance à rester.
C’est d’ailleurs le seul domaine où le parcours est plus important que la « cible »… Tout à fait. C’est le processus le plus important. On vit malheureusement dans une société qui met en avant le résultat avant le cheminement qui l’amène. C’est très matérialiste. On est jugé par rapport à ce que l’on fait et pas par rapport à ce que l’on est. On en arrive à agir que pour un objectif précis sans savoir profiter de l’instant. L’improvisation peut être un remède philosophique à tout cela, car elle nous oblige à vraiment vivre dans l’instant.
Si tu n’avais pas été musicien, dans quel domaine aurais-tu aimé évoluer ? J’aurais aimé être basketteur professionnel. Je l’ai d’ailleurs été. J’aurais aimé travailler soit dans le monde du basket ou celui des arts martiaux…
Est-ce l’aspect collectif du basket qui t’attirait, comme on peut le retrouver en musique ? On peut toujours trouver des points communs. J’avais vraiment une passion pour ce jeu et ce qui l’entoure.
Tu as gardé la même ossature pour ces deux albums- S’agit-il d’une notion de groupe qui s’installe davantage que celle d’un leader avec ses musiciens ? Oui car lorsque nous avons enregistré Muse, nous avions déjà deux ans de tournée ensemble au compteur. C’est un peu comme dans la vie : pour apprendre à se connaitre, on est obligé de beaucoup parler et au bout d’un moment, on se sent plus à l’aise et on a moins l’obligation de prouver ou de montrer. On peut juste être bien, trouver des nuances et approfondir le discours. C’est comme n’importe quelle relation qui évolue, le discours devient beaucoup plus soutenu, plus pointu peut-être, et plus profond avec plus d’échanges car on se connait mieux.
Cela s’est-il ressenti en studio ? Avez-vous enregistré ce second album plus rapidement ? Non, mais les deux disques ont été enregistrés très vite car on avait tous beaucoup travaillé pour cela. Là en l’occurrence, c’était différent. Nous n’avions pas besoin de nous expliquer, je n’avais pas à donner de directives, le feeling passait intuitivement.
Dans ces échanges entre musiciens, quelle place prend le silence ? Savoir quand se taire est la chose la plus difficile en musique.Il faut savoir surtout si le silence est toujours synonyme de moins de jeu ou une paix intérieure qui nous permet de jouer beaucoup de notes tout en gardant un discours cohérent. Il y a beaucoup d’artistes que j’adore qui jouent beaucoup de notes et chez lesquels je ressens beaucoup de silence à leur écoute. Ce n’est pas forcément un silence physique, c’est aussi un silence intérieur.
Conçois-tu que cela puisse sembler un peu paradoxal ? Oui mais ce n’est pas compliqué, c’est juste complexe. Plusieurs choses simples se passent à la fois. Pour revenir au silence, il faut également voir à quel niveau il se situe : au niveau d’une phrase, d’une mesure, de deux mesures, au sein d’un morceau et au sein d’un concert. Dans chaque situation c’est relativement simple, mais sur la durée d’un show, avec plusieurs instruments, cela permet d’explorer davantage.
On ressent un aspect presque cinématographique dans Muse, notamment lors des compositions avec le quatuor Ebène… C’est une chose que je peux comprendre, car en composant ces morceaux j’avais des images, des sentiments, des expériences très clairs dans mon esprit qui n’étaient pas dissociés d’un aspect visuel de la vie, de mes voyages. Je partage cette impression.
Envisages-tu de composer des musiques de film ? Je n’ai pas encore composé pour des longs métrages, mais si la bonne situation se présente, pourquoi pas ?
En concert, on sent un réel engagement presque physique dans la musique, tu te lèves, tu chantonnes. Est-ce dû à la pratique du basket de haut-niveau ? Pas du tout !
… ou alors est-ce juste pour copier Keith Jarrett ? Ni l’un ni l’autre ! (rires) La musique c’est ma vie, et j’estime que je dois m’engager à la hauteur de ce que je prétends offrir. Si on souhaite donner quelque chose de vivant, il faut être vivant, et les gens vivants bougent.
Que penses-tu des musiciens qui restent très statiques sur scène ? Chacun gère ses émotions et son corps à sa manière. Pour moi, c’est très naturel : je ne peux pas rester immobile quand quelque chose à besoin de sortir. Si je ne bouge pas, je meurs.
Ce n’est donc pas un moyen de conjurer le trac lors des concerts ? Non, car je n’y pense même pas. Je ne le fais pas pour l’aspect théâtral, je ne travaille pas avec Kamel Ouali. Je le fais naturellement, c’est ainsi !
Comment expliques-tu ta progression fulgurante dans la maitrise du piano, et quel rôle a joué ou joue encore ton professeur ? Je travaille toujours avec lui. Effectivement vu de l’extérieur c’est très rapide. Partir de rien à l’âge de seize ans puis faire des concerts à peine un an plus tard… Je suis tombé dans la musique et je l’ai fait avec toute la passion, toute la force et toute l’obsession qu’on peut avoir à cet âge. C’était un engagement tellement total que rien d’autre n’avait d’importance à part la musique et j’ai vraiment donné ma vie. C’est un mélange de beaucoup de choses : j’avais un professeur qui avait une méthode incroyable, et je sentais qu’en suivant son enseignement, ça m’ouvrait énormément de portes mais cela vient également d’un travail sans compromis et sans pitié.
Que penses-tu de la notion de mentor, d’avoir une personne qui guide, qui oriente ? C’est très important. Au niveau du jazz, c’était plutôt instinctif avec des figures mythiques comme Art Tatum, Charlie Parker ou John Coltrane qui ne délivraient pas de leçons mais la force de leur travail, de leur présence et de leur musique influençaient les autres musiciens. J’ai eu la chance de fréquenter quelqu’un qui est un musicien plutôt moyen mais qui a développé une méthodologie exceptionnelle, permettant de comprendre et d’analyser le travail des grands maîtres mais aussi de prétendre à trouver son propre style. C’était une technique très mathématique, très claire.
Un théoricien ? Pas théoricien, c’est très sec comme terme, ça donne un peu l’image d’un bibliothécaire. C’est quelqu’un qui avait une vraie démarche intellectuelle qui faisait de lui bien plus que quelqu’un qui préserve de la matière.
Justement quel était ton univers musical avant de débuter le piano ? J’écoutais beaucoup de musique électronique, de la techno, de la house, du rock, bref tout ce qui passait sur MTV…
Pourquoi avoir choisi de t’orienter vers le jazz ? A cause de mon professeur justement qui travaillait dans cet univers même si je n’avais a priori aucune affinité particulière avec le jazz.
Ne souhaiterais-tu pas un jour marier le jazz avec ces musique que tu citais auparavant ? Je pense être déjà en train de le faire ! J’essaie de le faire d’une manière subtile, pas en jouant des standards avec une boite à rythme derrière. Je cherche l’énergie qui existe dans ces musiques, par exemple quand je joue « Army of Me » de Bjork ou du Police, du Britney Spears, etc.
C’est d’ailleurs ainsi que le jazz s’est toujours enrichi… Tout à fait. A l’époque de Charlie Parker, on ne parlait pas de « standards » mais juste de musique populaire qui passait à la radio. Je ne vois pas pourquoi aujourd’hui on n’utiliserait pas ce qui passe à la radio, ce que les jeunes écoutent pour s’en servir comme matière première, même si ensuite tout devient un peu moins profond, plus superficiel.
A quand penses-tu que remonte ce manque de profondeur dont tu parles ? Selon moi, ça date du dix-huitième siècle, lorsque les musiciens ont cessé d’être les seuls exécutants de leur musique. A ce moment-là, Il y a eu d’un côté le compositeur et de l’autre l’interprète, et c’était un virage énorme. Je pense que la nature humaine n’a pas changé, ça a toujours été comme ça. Or désormais avec les médias et leur développement, on essaie de toucher le plus grand nombre. Et à travers cette recherche du plus petit dénominateur commun, on observe ce décalage entre la musique populaire et la musique de qualité. On baigne dans un océan de plastique et malheureusement, on est beaucoup moins exposé médiatiquement aux créations qui laissent s’exprimer ces influences plus profondes.
Quelle est donc ta vision à propos de l’ère digitale qui s’impose, de la perte de pouvoirs des maisons de disques ? C’est un sujet délicat. C’est génial que tout le monde puisse enregistrer sa musique chez soi avec son ordinateur… Mais je ne sais pas si je peux répondre à ça plus précisément. On peut juste essayer chacun à son niveau de faire de son mieux.
Tout cela entraine une vraie question sur le filtre qui doit être opéré afin d’extraire les artistes pertinents de cette masse musicale… Exactement. Qui donne à qui l’autorité de décider ? Auparavant, de vrais directeurs artistiques écumaient les clubs pour détecter les nouveaux talents. Désormais, ça n’existe plus. Aujourd’hui on dit plutôt : « Ah elle est blonde, elle ressemble un peu à ça , elle a une belle voix aussi. On peut faire un bon produit avec ça. Ça te gène d’être en petite culotte dans le clip ? Non ? Super, c’est bon t’es signée ! ». (rires)
D’autant plus avec ce que permet l’électronique aujourd’hui… Tout à fait vu qu’on n’a plus besoin de bien chanter ou de bien jouer d’un instrument. L’ordinateur fait tout.
Travailles-tu un peu sur informatique ? Musicalement non. Je suis old school même pour écrire la musique. Il y a des musiciens qui souffrent à cause de ça !
En concert, de grandes montées presque rock émergent avec tes musiciens. Quelle est la part d’improvisation et comment prolongez-vous ce qui ressemble un peu à de la transe ? La notion de transe m’intéresse beaucoup, symbiose du corps et de l’esprit. En revanche, je ne pense pas que ce soient des phénomènes vraiment contrôlables. D’ailleurs ces moments surviennent plus souvent dans des moments où l’on ne les recherche pas. C’est encore un mystère de la musique pour moi. Certains sont capables de provoquer cela à chaque concert or c’est quelque chose que je ne maitrise pas encore.
Et cet aspect rock que l’on peut ressentir dans ta musique ? Tu utilises le piano d’une façon très rythmique… C’est vrai mais je ne pense pas que ça soit la caractéristique principale de mon jeu. C’est probablement cet engagement intense que je mets dans ma musique, même dans les moments assez calmes qui évoquent certainement une énergie plus rock.
Pour finir, tes titres les plus connus sont des reprises de chansons à succès, un peu à l’instar de The Bad Plus. Que penses-tu d’eux ? C’est un des groupes les plus intéressants aujourd’hui qui a vraiment été parmi les premiers à se permettre des relectures de ces musiques. Je ne suis pas toujours touché par leur son, leurs arrangements, même si je ne vais pas me livrer à une analyse de leur musique. J’ai peut-être besoin d’un peu plus d’émotions, de lyrisme. Propos recueillis par Antoine Pinaud Avec des questions de Mathieu Carré Photos de Fabrice Journo site web : Yaron Herman retour au sommaire |