Mandrake Project – Ils en ont sous le chapeau !
S’il n’y pas le moindre lien de parenté entre Mandrake Project et le fameux illusionniste en haut de forme, le septuor américain n’en détient peut-être pas moins la formule magique du progressif de demain : des mélodies limpides libérées de toute contrainte et soutenues par une instrumentation et des arrangements d’une discrète complexité. Lorsque la sophistication se met au service de la simplicité naît A Miraculous Container, porté par le propos fleuve mais néanmoins subtil de son instigateur Kirk Salopek.
Progressia : Tout d’abord, peux-tu nous parler de la genèse du groupe ? Quand et comment vous êtes-vous rencontrés ? Êtes vous impliqués dans d’autres projets ?
Kirk Salopek : Le groupe a officiellement débuté en 2002, mais n’est devenu professionnel qu’en 2006 lors de la sortie de notre premier album A Favor to the Muse. La liste des membres qui ont participé à l’histoire de Mandrake Project est très longue – et floue – avec pas loin de quarante musiciens jusqu’à la stabilisation du noyau dur en 2006. La plupart des visages que l’on a aperçus en salle de répétition n’avaient probablement pas de raison d’y rester pour une longue durée, mais heureusement quelques-uns se sont installés…
Pour ma part, j’ai joué dans des groupes, par intermittence, avec notre batteur-percussioniste Ben Zerbe, pendant près de vingt ans. Par coïncidence, j’ai rencontré notre autre batteur, David Jammison, dans un magasin de musique, après l’avoir entendu jouer du Chapman Stick. Nous avions besoin d’un bassiste et l’idée d’un Chapman Stick était séduisante. Cependant, je ne pensais pas que le jour suivant, en répétition, il s’assiérait à la batterie et frapperait au point de me faire complètement changer d’avis par rapport aux possibilités qui s’offraient à nous. Par chance, il avait grandi avec l’autre guitariste, Ryan Meals, et suivi des cours avec notre claviériste Denny Karl. Le bassiste, Anthony Pecora, est quelqu’un avec qui j’ai joué pendant des années, et qui contre toute attente, est monté à bord pour jouer… de la batterie. Finalement, alors que j’écrivais des parties de guitare pour le groupe londonien The Oustide Royalty, j’ai été présenté au virtuose des cordes Rick Nelson, qui produisait leur album. Rick est le seul membre du noyau dur de Mandrake Project qui vit à l’écart. Il réside à la Nouvelle Orléans qui, de mon point de vue, est la meilleure ville pour influencer la musique, et que nous considérons comme notre second foyer.
Si quelque chose a permis à Mandrake Project de rester la tête hors de l’eau depuis ses débuts, c’est bien la variété des influences. Chacun d’entre nous est très occupé par des side projects et des agendas chargés : en dehors de la formation principale, des musiciens sont invités en rotation et amènent ainsi toutes sortes d’instruments, du tuba au thérémin. Deux tiers de Mandrake Project font partie de The Boogie Hustlers, un groupe de jam jouant de la soul et du rhythm and blues de façon très roots. Même si les deux groupes ne pourraient pas être plus éloignés musicalement qu’ils ne le sont déjà, j’observe un dénominateur commun : les influences. Par ailleurs, l’influence pop et rock indépendant fûté de Rick Nelson affirme notre identité. Lorsqu’il n’était pas dans le Mandrake Project, il était l’un des nombreux visages du Polyphonic Spree. Il joue aussi dans Twilight Singers, The Gutter Twins avec entre autres Mark Lanegan (ex-Queens of the Stone Age) et un nouveau projet, My Jerusalem. De mon côté, j’ai travaillé avec Aaron Jentzen, songwriter originaire de Pittsburgh qui vient de sortir un EP produit par Todd Eckert, le créateur de Control, biopic sur Ian Curtis et Joy Division.
Qu’est-ce qui vous pousse à jouer cette musique complexe et anti-commerciale et pourtant si mélodique ? Comment la décrire ? Le groupe peut-il être étiqueté rock progressif ?
Je voulais un groupe qui pouvait aisément passer de quelque chose de clairement beau à des passages imprévisibles et effroyablement bruts. Pendant l’enregistrement de notre premier album, il s’est vite révélé que sans un certain niveau de compétences, ce serait très difficile. A cette époque, j’écoutais énormément Spiritualized, Steve Reich et King Crimson période seventies. Malgré la complexité évidente de cette musique, j’entendais une certaine simplicité dans quelques parties qui me plaisait beaucoup. Cela m’a poussé à travailler les textures et à placer des parties plus simples. J’ai surtout tenté d’introduire furtivement cette notion de complexité et je crois que l’on devient meilleur dans ce domaine. Sur A Favor to the Muse, il était évident que nous réalisions des prouesses techniques de manière excessive. En revanche, sur notre dernier album, l’auditeur ne se rendra pas forcément compte qu’il est en train d’écouter quelque chose de si complexe. En réalité, une grande partie de notre musique reste dépouillée. L’auditeur qui cherche l’émotion retiendra sûrement ces passages accessibles, mais c’est en vérité le travail de placement et de superposition de ces derniers qui se révèle ardu. Mon objectif est que l’auditeur lambda soit diverti par quelque chose qu’il se fiche de comprendre, mais que l’auditeur aguerri puisse quand même sourire après chaque nouvelle nuance découverte à la cinquantième écoute.
Je déteste l’idée d’être étiqueté mais il semble que nous vivons dans un monde qui a besoin d’identification. Je suppose que c’est important vu qu’il existe aujourd’hui de multiples façons de découvrir des musiques. Les gens ont besoin d’avoir un point de départ général. Le terme qui revient le plus souvent lorsque les gens parlent de notre musique est l’adjectif « cinématographique ». Ils disent qu’elle se mêle à une imagerie et des thèmes narratifs. C’est très flatteur de savoir que nous provoquons assez d’émotions pour évoquer des scénarios et un visuel propres aux auditeurs. L’un de nos buts principaux a toujours été d’aborder notre écriture à la façon d’une musique de film. D’ailleurs, on s’en rapproche de plus en plus ces temps-ci. Sinon, faisons-nous du rock progressif, du jazz-rock, de l’art-rock, du rock alternatif, du rock de chambre, de l’art-rock cinématographique ? C’est aux critiques et aux auditeurs d’en décider.
Une chose contre laquelle nous nous battons vis-à-vis de la presse est l’étiquetage « prog’ ». Désormais, il y a une différence majeure entre être « prog’ » et « progressif ». On ne cherche absolument pas à être un groupe « prog’ », or je comprends qu’on puisse retrouver ce style dans nos plus anciens morceaux. Nous avons évolué depuis et, entendons-nous bien, Mandrake a toujours été une formation qui cherche à aller de l’avant ; donc oui, on retrouve des « tendances progressives », et c’est très bien ainsi. Aujourd’hui, le genre « prog’ » est selon moi très « non-progressif » voire même « régressif ». A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, des groupes comme Pink Floyd, Genesis, Yes, ELP, King Crimson ou Gentle Giant travaillaient d’arrache-pied pour créer une musique fraiche et éclatante, jamais entendue auparavant. A l’époque, c’était progressif. Les règles ont changé, tout comme le monde, alors pourquoi rendre hommage aux anciens innovateurs en recyclant les mêmes sons, thèmes et structures dans sa propre musique et la dire progressive ? La formule du « prog’ » est largement épuisée, et j’ai entendu et vu beaucoup trop de groupes qui jouent « selon les règles du prog’ ». Pourquoi ne pas utiliser toute cette maîtrise pour explorer de nouveaux territoires, et non pour jouer un solo de claviers de vingt minutes, juste parce que tu es « censé » le faire ? Allez voir du côté des groupes comme Jaga Jazzist, The Mars Volta, The Secret Machines, Elbow, Animal Collective, St. Vincent, etc. Ces groupes progressent et changent la manière dont on écrit et écoute la musique.
Le nom « Mandrake Project » a-t-il un lien avec Mandrake le Magicien, ou éventuellement la plante [NdlR : « Mandrake » signifie « mandragore » en anglais] ?
Aucun rapport avec Mandrake le Magicien, mais plus généralement, le nom évoque la plante et sa racine tristement célèbre. J’en avais déjà entendu parler auparavant sans aller chercher sa définition, jusqu’à ce que je l’entende à nouveau dans le morceau « The Carny » de Nick Cave. Après avoir recherché un certain nombre d’histoires et de légendes sur cette plante, j’y ai trouvé quelques obscures connections entre son histoire et notre musique.
A Miraculous Container comporte quant à lui des influences très variées. Qui sont les compositeurs principaux dans le groupe ? N’est-il pas difficile d’écrire des morceaux avec autant de musiciens ?
Mandrake Project un groupe très démocratique, du début de l’écriture jusqu’à la production finale. Jusqu’à présent, nous avons tout fait nous-mêmes et tous ensemble. Nous avons réduit le processus de composition aux principaux compositeurs et arrangeurs, c’est-à-dire David Jamison, Rick Nelson et moi-même. Comme je l’expliquais tout à l’heure, nos influences individuelles se glissent dans ces morceaux, que cela nous plaise ou non. Je ne peux pas dire combien de fois j’ai été déçu en premier lieu de constater à quel point le reste du groupe souhaitait modifier des parties que je considérais comme achevées. Cela nous a appris à laisser la musique respirer et suivre sa propre direction. C’est surtout pour cette raison que le répertoire du Mandrake Project semble si varié.
La Pennsylvanie est un vrai foyer pour le rock progressif, avec deux festivals (le RoSfest et le NEARfest) et quelques groupes reconnus, comme Echolyn notamment. Avez-vous rencontré ou joué avec d’autres groupes progressifs de votre région ? Est-ce facile de trouver des dates en Pennsylvanie ?
La Pennsylvanie est une excellente région pour toutes sortes de musique. Elle partage son paysage entre de petites villes, des aires métropolitaines et des villages situés en montagne. C’est sûrement plus grand que ce que la plupart des gens imaginent, avec Pittsburgh et Philadelphie aux deux extrémités de l’Etat. Elle héberge également les deux gros festivals américains de rock progressif que tu as mentionnés. Ces deux dernières années, un autre festival a émergé et vaut la peine d’être connu, le Three Rivers Rock Fest. Nous y avons joué pour sa première édition avec Spock’s Beard, The California Guitar Trio, The Flower Kings et Transatlantic reformé, entre autres. On s’est bien éclaté et ce sont des gens avec qui il est agréable de bosser.
Vous êtes dorénavant signés chez Blistering Records. La plupart des groupes de ce label sonnent plutôt heavy. Comment vous êtes-vous retrouvés dans cette écurie ?
C’est une très très très longue histoire… Personne ne sera surpris si je dis qu’on tombe comme un cheveu sur la soupe dans le catalogue de Blistering Records. Disons qu’une série de transactions d’affaires infortunées nous a amenés à signer avec ce label, qui a été très gentil avec nous malgré des déceptions des deux côtés. Je pense qu’il est bon d’assumer que le label comme le groupe vont tranquillement prendre des chemins différents le plus tôt possible. En prenant en compte le fait que nous devions tous les deux travailler en dehors de notre norme et dans des pays différents, on peut dire que tout le monde a fait un bon boulot. Je crois que le fait que cet album et ce groupe soient entre les mains de personnes véritablement intéressées et impliquées, cela nous aidera grandement.
Vous êtes actuellement en train d’enregistrer un mini-album. Allez-vous explorer de nouvelles directions ?
Nous venons tout juste de commencer d’enregistrer. Nous sommes très enthousiastes rien que d’y penser. A l’instar de A Miraculous Container qui s’est appuyé sur le premier album pour mieux le dépasser, cette nouvelle production fera encore mieux. C’est encore différent et pourtant cela reste en accord avec ce que les gens aiment dans notre musique. Certaines choses qui ont flotté dans ma tête pendant plusieurs années ont je ne sais comment fait surface sur cet enregistrement, d’une manière que je n’aurais jamais imaginée. C’est aussi cérébral que physique. Le titre d’ébauche « Wanting to and Having to » est une phrase tirée du livre Kingdom of Fear d’Hunter S. Thompson. Elle m’a frappée de manière poignante car je l’ai trouvée très semblable à ce que nous faisons en tant qu’artistes. La question qui revient pour chacun de nous est « Combien de temps l’inspiration sera-t-elle encore présente ? ». Je mets cette idée en parallèle avec quelques sérieux problèmes que rencontre un bon ami à moi.
Nous explorons de nouvelles directions, notamment celle d’ajouter plus de chant. Les trois contributions de John Schisler sur A Miraculous Container ont vraiment changé notre façon de penser nos compositions. Avant d’ajouter ces parties vocales, les morceaux étaient écrits de façon à ce que l’instrumentation interprète toutes les mélodies d’une façon ou d’une autre. Nous prêtions attention aux plus petits détails pour que les morceaux soient déjà bien fleuris sans voix. Les parties de chant de John nous ont prouvé à quel point on pouvait accrocher l’auditeur, en ajoutant simplement l’essence la plus humaine qui existe dans notre musique. Il y a énormément de super groupes instrumentaux comme Mogwai, Jaga Jazzist ou Godspeed You! Black Emperor, mais nous ne voulons pas nous limiter lorsque les options semblent illimitées.
Il y aura également plus de claviers, d’orgues, etc. L’arrivée de notre nouveau claviériste à temps plein, Dennis Karl, a ouvert une porte vers de nouvelles possibilités. Curieusement, de nombreuses critiques d’A Miraculous Container encensent les parties de claviers, mais en réalité, nous n’en avons utilisé que très peu : juste un peu de moog, d’orgue et de piano saupoudrés tout au long de l’album. Je pense que ces gens croient que les guitares et les cordes sont samplées ! Ce n’est pas le cas et je suis fier de dire que l’album est très organique. Nous pensons également essayer un certain nombre de techniques d’enregistrement inhabituelles, actuellement au stade expérimental !
Allez-vous tourner ? Maintenant que vous êtes signés sur un label suédois, penses-tu que vous aurez des possibilités pour jouer en Europe ?
Nous avons bien entendu l’intention de tourner, mais nous n’avons pas forcément les ressources pour cela. On adorerait promouvoir A Miraculous Container comme nous le faisions depuis mars 2009, mais les désaccords avec le label ont laissé la situation au point mort. On espère que notre prochain album nous garantira une tournée. L’Europe est notre cible numéro un. J’ai toujours eu l’impression que les oreilles des Européens étaient bien mieux préparés pour de nouvelles textures sonores. Grâce à des types comme vous, on espère faire parler de Mandrake Project pour nous amener outre-Atlantique assez tôt. Été 2010 ?! On croise les doigts.
Quels sont vos autres projets à l’avenir ?
Outre l’achèvement du prochain album et une tournée, nous voulons nous plonger dans l’écriture de bandes originales de films.
Un dernier mot pour nos lecteurs ?
Merci à tous pour votre attention et votre enthousiasme, ça nous garde en vie. On espère vous envoyer un tout nouveau disque d’ici le printemps 2010, et une petite visite juste après. Faites passer le mot. Santé !