ENTRETIEN : TRAIL OF DEAD | |
Origine : Etats-Unis Style : rock d’avant-garde Formé en : 1995 Composition : Conrad Keely – chant, guitares, batterie Jason Reece – batterie, chant, guitares Aron Ford – batterie, piano, chant Jay Phillips – basse, chant Clay Morris – piano, chant Dernier album: The Century of Self (2009) | Après plusieurs années de tourmentes et de doutes, … And You Will Know Us by the Trail of Dead revient sur le devant de la scène avec l’un des albums essentiels de 2009, The Century of Self. Confidences sur canapé avec les deux principaux instigateurs du groupe, Conrad Keely et Jason Reece : autocritique, inspirations et moments de vie, ces deux amis d’enfance à la ville se livrent sans concession.
Progressia : Commençons d’abord par le milieu de votre carrière avant d’évoquer le présent. Sources of Tags and Codes, sorti en 2002, semble être un tournant artistique à vos yeux et ceux de vos fans. En quoi ce disque est-il emblématique du groupe ? Jason Reece : Il est différent car il avait pour but de reprendre tous les éléments qui ont contribué à l’expérience qu’a été ce groupe jusqu’alors. Nous avons voulu mettre l’accent sur la composition et le rendre plus cohérent, créer des transitions et des liens entre les morceaux. C’est quelque chose que nous avions réalisé par le passé mais ces derniers temps, j’ai plus l’impression que nous avons publié des recueils de chansons individuelles. Sur Sources, il y avait cette volonté de créer un ordre et de proposer quelque chose qui s’écoute d’une traite. Conrad Keely : Je ne sais pas cependant si on peut y voir une forme de référence ultime. Chaque album du groupe a été l’occasion pour nous de rechercher une forme d’idéal sans jamais l’atteindre. Je ne suis même pas certain que Sources ait réussi à atteindre un quelconque but, que nous nous serions fixés consciemment. A la fin de chaque processus de création, nous avons dans l’idée qu’il est incomplet. C’est cela qui nous donne envie d’en écrire un nouveau, comme c’est le cas aujourd’hui ! (rires)
On ressent clairement une forme de frustration par rapport à vos deux derniers albums, tant artistiquement que commercialement… Conrad : Sur ces deux disques, il suffit de lire les paroles pour comprendre ce à quoi tu fais allusion. So Divided) est né d’une frustration à l’encontre de notre label, tandis que World Aparts, le précédent, procédait d’une autre vis-à-vis de la musique rock et pop de l’époque et de l’industrie du disque en général. C’est peut-être ce qui fait la différence avec notre nouvel album : pour celui-ci, nous avons été au contraire inspirés par des forces plus positives. L’idée était d’être porté par nos inspirations plutôt que par nos frustrations. Jason : Au moment de la composition du disque, beaucoup de changements allant dans le bon sens sont arrivés : le départ d’Interscope et la possibilité de nous exprimer pleinement nous a vraiment libérés. Nous avons pu créer notre propre structure aux Etats-Unis et conclure cet accord en Europe avec Superball Music. Beaucoup de choses pour lesquelles nous étions un peu bloqués dans le passé se sont ouvertes à nous : nous n’étions plus obligés de rentrer dans des profils établis par les maisons de disques, profils dans lesquels nous savions pertinemment que nous ne pourrions pas rentrer. Cet environnement n’existe plus aujourd’hui et, au contraire, nous avons le sentiment que nous allons gagner en visibilité, notamment en Europe et particulièrement ici, en France.
Vous aviez besoin de cette indépendance pour pouvoir travailler librement sur ce nouvel album ? Conrad : C’est plus quelque chose qui est arrivé parallèlement à l’écriture du nouvel album, un ensemble de changements qui ont aussi concerné nos vies personnelles ou le secteur de la musique. En tant qu’artiste, j’imagine que nous percevons l’ensemble de notre environnement comme une quête d’identité, je suppose donc que tous ces éléments ont contribué au disque. Pour revenir au changement de label, nous avons tiré de notre expérience avec une major que nous ne faisons pas de la musique pour le commerce ou pour passer à la radio. Si c’est le cas, tant mieux, mais je ne l’écoute jamais et cela ne m’intéresse pas plus que cela, contrairement à nos contacts dans notre ancienne maison de disques, qui ne raisonnaient qu’ainsi. C’est d’art dont on parle… Jason : … alors que pour eux, c’est comme un jeu de chiffres ! Nous écrivons d’abord pour nous, pas pour notre public ou même un autre public plus large.
En termes de sophistication et d’arrangements, deux éléments caractéristiques de votre son depuis plusieurs années, où se place The Century of Self ? Conrad : Aucun de nos disques n’a jamais constitué un succès complet ou signifié que nous étions arrivés au bout du chemin. J’ai à chaque fois le sentiment que nous n’avons pas accompli notre ambition de départ. C’est toujours cela qui motive notre envie d’écrire le prochain : réaliser notre vision de la musique. J’ai parfois l’impression de chercher à matérialiser une idée que je me fais de la musique, depuis que je suis tout jeune et que j’ai commencé à imaginer ce que pourrait être le rock. Essayer de combiner tout ce que je pouvais aimer du rock traditionnel avec l’énergie du punk, genre qui revivait à cette époque. Je voulais les marier non pas avec une perspective rétrospective mais au contraire de la manière la plus contemporaine et moderne possible. D’un point de vue académique, on peut aussi dire que certains passages de musique classique sont aussi énergiques que du punk. J’ai tendance à entendre ce type de similarités très souvent, bien plus que je n’arrive à percevoir des différences : je suppose que c’est pour cette raison que j’ai beaucoup de mal à accepter l’idée de genres ou de catégories musicales. Pour moi, il y a trois genres de musiques: harmonie, mélodie et rythme. (rires) Jason : Nous n’avons jamais tenté de rentrer dans ce type de jeu avec notre public ou la presse, c’est tellement simpliste et réducteur. Conrad : L’idée même du genre musical est liée au marketing de masse, qui veut imposer à chacun un style de vie. Créer un genre musical, c’est l’affilier à un style de vie, et tout ce qui va avec: les produits, les habits etc. On crée ainsi un marché captif, certainement pas de la musique !
Que pouvez-nous nous dire à propos du titre de l’album ? Conrad : Il provient d’un documentaire éponyme qui parle à juste titre de l’avènement du marketing de masse dans la société de consommation, réalisé par Edward Bernays, le neveu de Sigmund Freud. C’était un spécialiste des relations publiques, c’est lui qui a poussé les femmes à fumer dans les années vingt. L’album est une forme de réflexion sur notre société, l’état de la planète et de la consommation et sur le fait qu’aujourd’hui, chacun est poussé à exprimer sa propre individualité. Nous sommes dans une société qui nous pousse à acheter par émotion et non plus par besoin. Sans paraphraser Bernays, son idée tirée des travaux de Freud, est qu’il existe une relation entre consumérisme et psychologie, qui permet de manipuler les masses. Il faut voir ce documentaire !
Le groupe aime les références mythologiques et historiques, ce qui est je crois lié à ton cursus universitaire en histoire de l’art… Conrad : Absolument mais également du fait que nos parents nous ont élevés dans la religion. Mon père était pasteur, mon beau-père également mais dans un genre un peu new age, avant que l’on utilise ce terme. Il a étudié toutes les formes de religion. J’ai été élevé dans cette croyance qu’elles unissent plutôt que divisent de manière séculaire. Jason : J’ai été moins chanceux car mon éducation a davantage été porté les préceptes foireux du christianisme classique. J’en reste néanmoins imprégné. Je connais bien la Bible car ça fait partie de notre héritage. Nous sommes entourés de symboles et nous les interprétons avec nos acquis. Conrad : C’est très paradoxal, car aujourd’hui, nous sommes clairement contre les religions organisées. Il y a d’ailleurs des chansons sur l’album qui sont inspirées par la religion et la notion de spiritualité, comme « Isis Unveiled ».
C’est l’un de mes titres favoris du disque ; probablement un futur succès en concert. Jason : Ah oui ? Sûrement ! En tout cas, il a été conçu alors qie nous étions tous dans la même pièce, à répéter ce passage et à nous dire « ce sera sûrement un très bon titre, plein d’énergie ! ». Nous avons ajouté ce passage chanté en choral, inspiré d’un groupe qui s’appelle Yesayer, et qui intervient par ailleurs. Aux Etats-Unis, il y a un retour à la musique vocale. C’est une vraie tendance, avec des chœurs, des canons, des harmonies. Yesayer, Dirty Projectors et d’autres font partie de ce mouvement que nous trouvons très intéressant.
Sur la pochette, dont tu es encore l’auteur, Conrad, tu as utilisé un outil inédit : le stylo bille ! Conrad : En effet (rires) ! J’adore dessiner en tournée et j’aimerais pouvoir exposer ce travail comme je l’ai fait récemment à New York. Je fais ça depuis tout jeune. C’est assez simple de pouvoir se perfectionner avec un stylo bille ; tu en trouves partout, au coin de la rue, dans les hôtels, etc. J’ai donc travaillé avec cet outil, d’autant que j’ai toujours adoré la couleur bleue. Jason : D’ailleurs, comme la pochette était prête avant de terminer le disque, nous l’appelions The Blue Album, avant de finalement le baptiser officiellement !
Un des titres dont les paroles sont les plus marquantes est celui qui est illustré par cette couverture : « Picture of One Only Child ». Conrad : C’est vraiment un morceau qui remonte à loin. Je l’ai écrit avant même de former le groupe ! Je l’ai toujours gardé avec moi. Ce n’était jamais le bon moment pour l’enregistrer ou le placer sur un de nos albums, même s’il a bien failli se retrouver sur Worlds Apart. Puis il est revenu dans les conversations pour ce nouvel album car il nous semblait enfin approprié et justifié. Les paroles sont directement tirées d’un jour où je regardais un vieux livre de photos personnelles, Disneyland, mon père etc. J’étais chez moi à Austin, et j’ai écrit ces paroles en pleurant. A l’époque, nous bossions comme des fous dans des petits jobs d’intérimaires et c’était une période difficile. Je pensais à mon père, avec qui je n’ai jamais eu de réelle relation, j’ai toujours eu l’impression qu’il vivait à l’autre bout de la planète. Composer ce morceau fut un moment vraiment difficile, ce qui explique aussi pourquoi je n’ai pas voulu l’enregistrer pendant tant d’années : dans l’intervalle, il a fallu combattre ces idées noires et en venir à bout j’imagine.
Pourquoi avoir divisé « Insatiable » en deux parties ? Conrad : Le titre était initialement unique, et au dernier moment, nous avons pensé que cela permettrait de terminer l’album dans les règles, en faisant revenir le thème principal. Il y a une histoire assez amusante à ce propos. Il s’agit d’une commande faite pour un film indépendant traitant de vampires, « Insatiable ». Une amie travaillait comme assistante du réalisateur et m’avait demandé de composer pour le film. J’ai écrit le morceau en pensant à quelque chose qui serait très sombre, très glauque et au final il n’est jamais sorti. J’ai d’ailleurs entendu dire qu’il était très mauvais (rires) ! Avec le recul, je me suis aperçu que la chanson parlait en réalité plus de ce besoin insatiable de l’humanité de consommer, de s’approprier les choses, à la manière d’un vampire qui se nourrit des ressources primaires de la Terre. Je m’en suis aperçu après coup. Il y a en outre le dernier couplet, où le chanteur de Yesayer intervient pour dire « I’m a monster and I exist ! ». Ce couplet fait référence à une légende indonésienne, l’Orang Pendek. Il s’agit d’un primate dont personne n’a pu établir s’il existait vraiment. Selon la légende, il observe le monde depuis Sumatra et ses forêts : c’est un cousin éloigné qui nous regarde détruire son et notre environnement. Il ne s’agit pas d’une condamnation ou d’une chanson à message, juste une réflexion qui clôt l’album et les thèmes développés sur celui-ci.
En 2006, au Trabendo à Paris, votre performance scénique nous a étonnés par l’énergie que vous dégagiez, en comparaison avec vos albums studios. Conrad : C’est le genre de concerts que nous voulons voir nous-mêmes. Nous ne faisons que jouer et ça nous galvanise finalement. On ne se dit pas consciemment « Faisons les fous ! » C’est juste notre manière de nous exprimer, un peu comme dans les années soixante, lorsque tu vois James Brown trémousser ses fesses ou les Who : ils sont pris dans leur musique, comme ensorcelés. C’est ce que nous souhaitons atteindre. Et cette énergie, nous la ressentons depuis notre premier concert !
Vous tournerez toujours à six membres ? Jason : Oui et deux percussionnistes ! Il nous est arrivé de tourner à trois, voire de faire quelques concerts juste à deux, dans le cadre de journées de promotion, comme c’est le cas demain pour une radio londonienne. Nous avons cependant besoin d’être plus nombreux pour interpréter de manière précise nos compositions.
… ce qui me permet une habile transition vers ma dernière question : voyez-vous Trail of Dead comme un groupe ou plutôt comme une extension de votre longue amitié commune ? Conrad : Je suis vraiment d’accord avec ta deuxième proposition car ça s’étend également à Kevin. C’est l’amitié qui compte avant tout. Je suis assez effrayé lorsque je pense à certains groupes, en particulier ceux des années soixante-dix, pour lesquels cette notion n’existait pas toujours, comme Pink Floyd. Il est bien triste que l’industrie musicale ait pu jouer un rôle dans la destruction de l’alchimie qui existait entre différents membres d’un groupe. J’espère que nous nous arrêterons à temps si cela devait nous arriver ! Jason : Composer et jouer de la musique ensemble, c’est un acte très personnel et très intime. J’ai entendu dire que The Killers n’étaient même pas amis avant de jouer ensemble : je ne les envie pas et je ne vois pas comment ils font… Conrad : Etre amis, c’est aussi l’occasion de se comprendre sans se parler, de ne pas avoir à se mettre autour d’une table pour discuter des objectifs ou de la direction du groupe. C’est tellement plus facile ainsi !
Propos recueillis par Djul Photos n&b de Fabrice Journo site web : … And You Will Know Us byt the Trail of Dead retour au sommaire |